Dans un stade devenu trop petit, la Suisse et l’Uruguay disputent la finale du tournoi olympique de 1924. C’est un long chemin qui a amené ces deux sélections à Colombes, en banlieue parisienne dans ce qui est alors l’une des rencontres de football les plus importantes de l’histoire.

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« Quand on a connu cette ascension lente, mais que l'on sentait quand même irrésistible, quand on a vécu les premières heures difficiles de la diffusion de notre football, on reste absolument médusé devant cette toile de 30 000 mètres carrés qu'aucun pinceau au monde ne pourrait fixer. Comment, en un quart de siècle, le football a-t-il pu devenir le sport vraiment mondial, que toutes les nations du globe terrestre pratiquent sous les mêmes lois, quoique de races si diverses ? Définissons-le, si vous le voulez, d'une manière évangélique en appelant ce phénomène-là un miracle et réjouissons-nous de toute notre âme de sportsmen que le sport ait réussi à unir fraternellement dans une lutte belle, sincère, loyale, uniformément codifiée, tous ces beaux et jeunes athlètes du monde entier. Quel idéaliste peut rêver plus belle leçon de choses, plus bel exemple de toutes les vertus humaines ! Dimanche dernier, les yeux de l'univers entier étaient fixés sur le stade de Colombes, sur l'issue de cette magnifique bataille ». Le Ballon rond, 13 juin 1924.

Dans la presse, pas un titre ne manque à l’appel. La finale est qualifiée d’« Apothéose du Football Universel » par L’Auto, « la plus nombreuse assistance qu'on ait vue jusqu'à présent en France autour d'un terrain de sports » selon L’Humanité. « Dès 15 heures, le Stade Olympique était plein à craquer et les craintes, jugées mal fondées il y a quelques mois de voir ces enceintes trop petites, se réalisaient. On dut fermer Les portes et laisser plusieurs milliers de fanatiques devant les murs derrière lesquels allait se dérouler l'ultime partie du Championnat du Monde » selon Les Jeunes. La presse et la foule semblent pleinement avoir conscience d’assister au match le plus important de l’histoire du football. L’ultime partie du Championnat du Monde. À la lecture de tous les comptes-rendus français, uruguayens et suisses, et sachant à quel point ce tournoi a été oublié de nos jours, est-il possible de croire que la presse s’est trompée à l’époque et que le tournoi n’était rien d’autre qu’une « affiche », un gros match comme l’Angleterre en connaissait depuis longtemps dans des stades encore plus grands ? Ce serait réécrire l’histoire. Le 9 juin 1924, à Paris (Colombes pour être précis), se déroulait un match historique, une première. Une finale de championnat du monde.

Uruguay 3 – 0 Suisse
Stade Olympique de Colombes
Arbitrage du Français Marcel Slawick

Uruguay (maillots bleus) - Gardien : Mazali - Arrières : Nasazzi (capitaine) et Arispe - Demis : Andrade, Vidal et Ghierra - Avants : Urdinaran, Scarone, Petrone, Cea et Romano.

Suisse (maillots rouges) - Gardien : Pulver - Arrières : Reymond et Ramseyer - Demis : Oberhauser, Schmiedlin (capitaine) et Pollitz - Avants : Ehrenbolger, Pache, Dietrich, Abegglen, Faessler.

En tribunes, tout le gratin du sport et du football français et mondial. Jules Rimet est évidemment là, en tant que président de la Fédération Française de Football Association et de la Fédération Internationale de Football Association. Mais aussi Pierre de Coubertin, de plusieurs ministres. Jules Rimet, grand organisateur de la compétition avec sa triple casquette, se dit très satisfait de la rencontre et indique : « La journée a été splendide à tous points de vue. Le sport a été excellent. Je suis, comme tous les spectateurs, enthousiasmé par la technique supérieure des Uruguayens et par l'énergie des Suisses. Nous ne reverrons pas de longtemps une semblable manifestation, et ceux qui eurent la bonne fortune d'y assister furent vraiment favorisés ». « M. de Coubertin, président du Comité Olympique, pria M. Rimet, président de la F. I. F. A. de prendre la place présidentielle de cette réunion ». À cette époque, en effet, un représentant de l’organisation officielle « préside » l’épreuve. Il est cocasse de voir le baron Pierre de Coubertin laisser sa place gracieusement au président de la FIFA, même si Jules Rimet a alors plusieurs casquettes. Un symbole des années à venir.

Les compositions d’équipes sont encore faites, comme c’est le cas depuis le début de la compétition et comme ce sera encore le cas pendant une trentaine d’année, à l’anglaise avec les backs, les halfs et les avants. On retrouve un certain vocabulaire de position, comme en rugby ou en football américain, que la presse balaie dans ses commentaires en expliquant la polyvalence et la complémentarité de certaines équipes. Comme le montre les vidéos de l’époque, en attaque rapide, l’Uruguay part à l’avant à trois avec les deux ailiers et l’attaquant de pointe. Les deux inters, aujourd’hui, seraient considérés comme des milieux. À l’inverse, les demis latéraux couvrent le plus souvent les ailiers et ont donc une position très basse en défense. Derrière, il y a bien deux arrières, mais il y a souvent un joueur qui reste entre son gardien et le reste de l’équipe. La raison est simple, le hors-jeu se joue encore avec un joueur de plus qu’à l’heure actuelle. La réforme n’aura lieu que plus tard dans les années vingt. Donc un joueur devant le dernier défenseur est souvent hors-jeu, d’où la position basse de l’un de ces derniers.

Sur cet exemple d’un ballon joué par la Suisse sur une touche depuis son camp. On voit tout d’abord l’attitude typique d’Andrés Mazali, qui se repose tranquillement sur son poteau. Il est parfois critiqué pour son attitude trop nonchalante. Très bas sur le terrain se trouve José Nasazzi avec son bonnet blanc. Il est aussi clair sur toutes les images de l’époque que les équipes, hormis ce défenseur « verrou », jouent en bloc et défendent et attaquent ensemble.

Sur cette autre exemple, l’Uruguay défend presque à quatre à plat dans son camp, avec Nasazzi et son bonnet au milieu devant sa surface, José Leandro Andrade bas sur le terrain, couvre le couloir droit. À gauche, Pedro Arispe et Alfredo Ghierra restent très proche l’un de l’autre. À l’inverse, on voit bien les deux ailiers qui sont restés très haut sur le terrain, plus haut que les autres attaquants. Idem côté Suisse ou l’on identifie bien la défense « à quatre » avec tout au lus les deux backs un peu plus bas.

Les Uruguayens sont favoris grâce à leur « technique parfaite » et leur virtuosité dans le maniement de la balle. Ils ont appris à se faire aimer des Parisiens grâce à leur performance et leur style. De l’autre côté, les Suisses sont aussi très appréciés des Parisiens. Mais ils ne passent pas « pour des modèles de finesse ». Après des matchs où les arbitres ne se sont pas montrés assez sévères, l’arbitre français M. Slawick montre dès le début du match une très grande fermeté qui gêne les Suisses. Pedro Petrone ouvre le score dès la 9e minute et l’Uruguay domine largement, forçant les Suisses à jouer très bas. L’Auto : « Au début de la partie, l'Uruguay partit à toute allure. Le jeu des Sud-Américains était d’une variété extrême, les combinaisons les plus subtiles se répétaient. La balle allait de joueur en joueur avec une précision mathématique ; les Suisses étaient sidérés et ne savaient comment endiguer cette avalanche d'offensives plus que dangereuses pour leur but. À ce moment, les Helvètes n’avaient plus à l’avant que leurs deux ailiers. Abegglen lui-même était dans la surface de but de son camp. Puis, lorsque Scarone eut marqué le premier goal, le jeu se ralentit quelque peu, et, pendant environ dix minutes, les équipiers au maillot rouge furent menaçants. Ils fonçaient avec fougue et il semblait à ce moment que les Suisses pouvaient marquer. Mais leur avantage ne sera que momentané, les avants uruguayens se remettent à l’ouvrage et, jusqu'à la mi-temps, ils maintiendront le jeu dans le camp suisse. Et malgré leur supériorité, les bleus ne marqueront pas, car leurs avants s'amusèrent à fignoler et exagèrent le jeu personnel. Pendant cette mi-temps, le jeu fut une lutte constante entre la défense suisse et les cinq avants de l'Uruguay, celle-ci luttant avec une énergie et un courage au-dessus de tout éloge, d'autant plus que les deux demis-aile helvètes eurent beaucoup de mal à suivre le train et furent assez longs à comprendre ce qu'il fallait faire pour empêcher de jouer les ailiers adverses ».

À l’heure de jeu, Héctor Scarone s’échappe sur l’aile et centre fort vers Pedro Cea. La frappe de ce dernier est renvoyée par Hans Pulver mais Cea s’arrache et reprend la balle dans le but pour le 2-0. Comme contre la France, l’Uruguay recule alors tout en contrôlant le match et réussit même à marquer un troisième but par Ángel Romano en fin de match par suite d’un corner. Le Sport Universel : « À mesure que la partie se poursuit, l’avantage incontestable de l’Uruguay se précise. Leurs joueurs, voyant que la partie ne peut plus leur échapper, tellement leur suprématie est réelle, nous donnent par instants une véritable démonstration de football, pendant que les joueurs suisses courent inlassablement, sans défaillance, comme des vaillants, vers une balle qui devient de plus en plus insaisissable. Abegglen, le joueur suisse le plus populaire, semble moins précis que d’habitude. Malgré sa virtuosité, son étoile pâlit devant les astres uruguayens. Mais, avec ardeur, en magnifique athlète qui ne veut pas s’avouer vaincu, il court au ballon, cherche l’ouverture, tente sa chance et échoue deux fois de si peu que la clameur immense de joie prête à s’échapper de la foule se change en un ah ! de désappointement. La fin arrive sans que la pression uruguayenne se soit relâchée un seul instant et le tournoi olympique de football se termine sur la victoire de la meilleure équipe, équipe à peu près inconnue il y a deux mois et qui, vaillamment, s’est haussée au premier rang. Un grand silence a succédé aux acclamations de la fin de la partie, tandis que vainqueurs et vaincus se rangent face au mât olympique, au haut duquel lentement se déploie le drapeau uruguayen bleu et blanc, frappé du soleil. Puis, à droite du drapeau vainqueur est hissé le pavillon rouge à la croix blanche de la Suisse, tandis que la flamme bleue et jaune de la Suède, troisième du tournoi, flotte allègrement à la gauche du vainqueur. Et l’hymne uruguayen, de ses notes claires et gaies, salue les trois drapeaux et résonne dans l’immense stade, accueilli respectueusement, religieusement par la foule qui, aux dernières mesures, éclatera de joie et saluera d’une égale ovation vainqueurs et vaincus qui - coutume nouvelle - font un tour de piste pour mieux recueillir les applaudissements mérités par la virtuosité des uns et le courage des autres ».

Au niveau des joueurs, L’Auto écrit : « Ceux qui se signalèrent le plus spécialement parmi les vainqueurs furent : Nasazzi, qui, après un début incertain qui témoignait de sa nervosité, se reprit parfaitement et fut le pilier d'une défense qui ne commit pas de faute; Vidal, centre-demi très actif et cependant très précis; il soutient son attaque d'une façon remarquable ; les cinq avants, dont il faut encore une fois souligner la valeur exceptionnelle ; le plus actif fut Petrone, le plus habile Scarone, le plus utile Céa, le plus rapide Urdinaran, le plus trompeur Romano. »

À la fin du match, les deux équipes semblent se satisfaire du résultat. Car, côté Suisse, L’impartial écrit « nous avons été consacrés les premiers joueurs de football d'Europe et c'est une belle victoire. » De son côté, le capitaine Paul Schmiedlin indique : « Nous ne pouvions pas battre ces joueurs remarquables, étonnants. Leur entraînement est meilleur que le nôtre, leur technique et leur tactique sont supérieures. Nous avons fait de notre mieux. Dites surtout que nous remercions infiniment le public français de ses encouragements à chacun de nos matches et de toute la sympathie qu'il nous a témoignée ». Côté Uruguay, Enrique Buero, représentant diplomatique de l’Uruguay en Europe, indique à L’Auto : « J'ai connu aujourd'hui la plus belle satisfaction de ma vie. Notre petit pays était peu connu en Europe. Il se manifeste ainsi par le triomphe de ses joueurs de football, qui ont permis à notre drapeau national de flotter au-dessus du Stade des Jeux de Paris ». C’est ce même Enrique Buero qui avait inscrit le pays à la FIFA un an plus tôt.

Dans le stade, pas de coupe mais, comme l’indique L’Auto, l’Uruguay est Champion du Monde.

 

Photo une : ARCHIVES CNOSF/Archives CNOSF/AFP via Getty Images

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba