La victoire de l’Uruguay marque la fin du tournoi olympique de football 1924. Il est l’heure de faire les comptes, que ce soit pour la Fédération Française de Football ou pour la délégation uruguayenne. Pour les autres équipes, de nombreuses rencontres sont organisés qui font vivre l’esprit du tournoi de 1924.

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L’Uruguay est donc champion olympique, il possède la meilleure équipe du monde. Marcel Berger écrit une fiction pour L’impartial français qui résume bien la situation de l’Uruguay : « Nous sommes nés dans un petit pays, si petit que, nous en sommes sûrs, pas un Européen sur cent ne dirait avec certitude si c'est l'Océan Atlantique ou le Pacifique qui baigne nos côtes, ni ton nom, ô notre capitale, notre belle Montevideo. Cela ne fait pas tant d’années que nos chers voisins brésiliens et argentins, que notre enclave rapproche et sépare, pas si longtemps qu’ils nous ont enseigné ce noble jeu du football ; si nous nous y sommes perfectionnés, c’est grâce aux professeurs du monde, les Anglais et les Écossais que nous espérions tant rencontrer au cours de ce tournoi unique pour leur démontrer nos progrès, dussent-ils les trouver excessifs. Voilà dix ans que nous disputons le championnat de l’Amérique du Sud, et nous, les derniers venus, pygmées dont toute la population, songez-y amis Parisiens, s’égale tout au plus à celle d’un de vos secteurs électoraux, eh bien ! nous avons déjà inscrit deux fois notre nom au palmarès ; et notre victoire préférée, c’est bien celle de 1923 dont l’annonce fit battre les cœurs au plus profond de nos villages, car on savait qu’elle signifiait que ce serait nous et pas d’autres, qui affronterions l’immense voyage pour aller nous mesurer, à Paris, contre les fils des grandes races. Nous sommes partis, sur la fin de notre été sec et torride, à la saison commençante des pluies et des ouragans ; ce nous sembla un heureux présage d'apprendre que nous allions connaître, sans un automne dans l’intervalle, un nouveau printemps, un printemps, chose qui compte dans une vie d'homme. Nous sommes partis ; nous étions, en plus de notre sage entraîneur, vingt-deux, juste les vingt-deux qu’indiquait notre engagement, pas un de plus, car notre Fédération n’est pas riche. Mais nous avions pour nous ceci : d’abord, de nous aimer comme, des frères ; votre public ne nous en a pas voulu, à chaque fois que nous avons marqué, de bondir en entrechats de gosses, de courir les uns vers les autres, d'embrasser les visages amis qui resteront associés pour nous au chef-d’œuvre de notre existence. […] Voici que les onze frères que nous sommes entrons dans quelque chose qui ressemble à l’immortalité, mon Dieu, toute précaire des pauvres humains. Tout à l’heure, nous écrirons à nos fiancées. Les jeux sont finis pour nous ; ici seulement, nous, pouvions briller. Notre vraie récompense, c’est que, ce soir et demain matin, par le monde, quelques millions d’hommes ouvriront des dictionnaires de toutes les langues, et déchiffreront : Uruguay , délimité par l'Atlantique ; capitale Montevideo ».

L’immortalité précaire des pauvres humains... Cette fiction, comme toute fiction, comprend des erreurs qui affleurent à sa surface. Il n’y a pas de saison des ouragans en Uruguay, ni de pygmées. L’Uruguay avait déjà remporté trois fois le championnat sud-américain de football, sa Copa América. Pourtant, cette fiction explique l’essentiel : une joie indescriptible, un orgueil immense d’avoir réussi à faire quelque chose d’unique, qui plus est en Europe. Être les meilleurs dans un tournoi regroupant toutes les nations du football. Ils avaient réussi quelque chose d’unique. Ils ont gagné un tournoi olympique à une époque ou ce sport ne comprenait pas de championnat du monde (on pourrait faire un comparatif avec l’athlétisme, sport dans lequel les champions olympiques d’athlétisme pré-1983 sont champions du monde). L’Uruguay a obtenu une reconnaissance mondiale et est entré dans l’histoire… ou presque.

Sur le rôle de l’histoire, il convient d’ajouter en aparté que des quotidiens comme Le Monde ou L’Équipe ont indiqué sur leur site internet pendant les Jeux de cet été 24 que le tournoi de rugby avait été violent et que c’est la raison du non-renouvellement du rugby à 15 aux Jeux après 1924. C’est faux, comme l’avait déjà confirmé 20 Minutes... Mais il ne fait peu de doute que l’histoire retiendra que le rugby a été sorti du programme à cause de sa violence. Ce « combat » est déjà perdu.

En 1924, la France s’est enthousiasmée pour le football et la presse couvre les suites du tournoi in extenso. Il était prévu que l’Uruguay joue un match amical contre l’équipe de France une semaine après la finale, mais ce dernier est finalement annulé. Les opposants au tournoi commencent à critiquer cette équipe de professionnels uruguayens qui peut quitter son pays pendant des mois sans avoir d’autre salaire d’ouvrier, comme s’en fait écho L’Humanité. En vérité, tous les joueurs des grandes nations (France, Uruguay, Hongrie, Tchécoslovaquie, Suisse…) sont déjà des professionnels de fait, recevant des compensations de leur club, mais s’ils n’ont pas encore le statut de professionnel. On parle aujourd’hui d’amateurisme marron, c’est un abus de langage. Le statut des joueurs de l’époque est celui de professionnel non-assumé. Cela peut paraître une argutie, mais ce n’est pas l’histoire du verre à moitié plein. En 1924, le verre déborde déjà. L’amateurisme marron laisse entendre que professionnel est un statut contractuel. Dans les faits, est professionnel celui qui reçoit un salaire pour s’entraîner. Les joueurs des grandes équipes l’étaient tous. Il suffit pour s’en convaincre d’entendre Jules Rimet parler des commissions d’amateurisme de l’époque sur Radio France (dans le cadre d’une interview datant de 1949 et appelée Les Footballeurs sont-ils trop payés?) pour comprendre que, déjà, les footballeurs ne sont plus des amateurs. L’amateurisme est donc un faux-problème, mais qui va infuser dans la délégation uruguayenne qui tentera de faire profil bas. Le match contre l’équipe de France est annulé et la délégation reste à Paris pour profiter de sa célébrité. Elle participera d’ailleurs à la cérémonie d’ouverture des Jeux. Pour revoir les Champions du Monde à Paris, il faut attendre la tournée du Nacional en 1925, soit seulement neuf mois plus tard : la mauvaise foi européenne semble mieux s’accommoder du professionnalisme des clubs que de celui des sélections… En attendant, l’idée que le tournoi de 1924 était amateur est encore reprise dans la presse aujourd’hui alors que les joueurs ne l’étaient pas, tout comme aucune indication dans le règlement du tournoi n’imposait un quelconque amateurisme comme le montre les travaux de Pierre Arrighi. Le tournoi est dans tous les cas un succès financier, avec, selon les comptes de L’Auto et après la partie des jeux d’hiver et du tournoi de rugby, « Le football a comblé une partie du retard sur les prévisions, qui reste encore de 1.486.915 fr.. La recette exacte de, la finale du Tournoi Olympique de football fut de 516.575 francs. Le football a produit le total, au cours du tournoi, de 1.798.751 francs. » La recette de billetterie du football représente au final un tiers de l’ensemble des recettes de billetterie des Jeux de 1924.

Le scrupule des Uruguayens n’est pas partagé par tous. De très nombreux matchs sont organisés comme un Stade RennaisPologne, un CognacTchécoslovaquie ou un MetzÉgypte. Ils permettent à la province de profiter des équipes Olympiques ayant participé aux exploits de Colombes contre bon prix. D’autres matchs historiques ont lieu comme un IrlandeÉtats-Unis à Dublin, premier match d’une équipe Irlandaise qui se débarrasse de son étiquette « d’État Libre d’Irlande » et de la tutelle britannique. C’est le premier match de l’équipe d’Irlande sur ses terres si on omet l’amical contre le Celtic de Glasgow qui avait pour objet de récolter des fonds pour financer la participation aux JO. L’Irlande l’emporte 3-1 et les États-Unis continuent de montrer un internationalisme footballistique impressionnant après avoir déjà joué en Suède et en Norvège en 1916. Les autres sélections comme les sélections nordiques jouent leurs rencontres internationales habituelles, que l’on qualifierait de rencontres amicales de façon anachronique. L’année qui suit est dans les faits une année durant laquelle le monde du football vibre (nous y reviendrons) et prend une place proéminente dans le sport « moderne ». En France, de multiples commentateurs notent que le football a remplacé le rugby comme premier sport collectif.

Le tournoi de 1924 n’a pourtant pas sa place dans l’histoire du football. Qui pourrait bien le défendre ? Personne. Ni les Anglais, absents, ni le Comité International Olympique, qui a décidé de s’éloigner des sports collectifs défendus par son fondateur Pierre de Coubertin au départ de ce dernier. Quant à la FIFA, évidemment, elle préfère faire commencer son histoire en 1930, même si le tournoi de 1930 est objectivement un échec comparativement aux tournois olympiques de 1924 et 1928. En dehors de l’Uruguay, il ne reste pour défendre le tournoi de 1924 que les Français, mais ces derniers se sont auto-convaincus que la France n’est pas un pays de football et que cette histoire d’amateurisme est de première importance. Elle ne l’était pas. On peut dire sans trop sourciller que tous les joueurs des demi-finales (et même des quarts ?) étaient des professionnels. Ou plus précisément des amateurs payés exclusivement à s’entraîner… donc des professionnels. Pour que le tournoi de 1924 soit reconnu à sa juste valeur, il faudrait que la FIFA accepte d’en reconnaître son importance. Cela n’arrivera pas. Cela ne m’empêche pas de penser à José Nasazzi, mais aussi à Max Abegglen, à Franck Ghent, à Guiseppe Della Valle, à Hassan Hegazi… Ces derniers ainsi que leur famille, leur pays, savent-ils ce que le football leur doit ? Assurément non.

Ici s’achève la description de six mois de folie footballistique en France en 1924. L’ensemble se voulait narratif en se basant sur la presse française de l’époque. Cela comprend ses avantages mais aussi ses inconvénients. L’ensemble est assez peu contestable (les spectateurs de la presse de l’époque ont vu plus de match du tournoi que n’importe lequel d’entre nous). Si les journalistes de l’époque sont entrés en extase, on ne peut pas le leur reprocher. Ils avaient conscience de vivre un moment historique. Il semblerait juste que tous les moments historiques n’entrent pas dans l’Histoire. Cette revue de presse française a aussi permis de m’affranchir de ma casquette d’amoureux du football uruguayen. Il est évident que ce biais persiste dans la série, même s’il est évident que les Bénac, Gauthier-Chaumet ou autre Gamblin n’ont pas écrit ce qu’ils ont écrit par amour de l’Uruguay. Parmi les inconvénients de cette narration sous la forme d’une revue de presse, on notera que L’Auto a été parmi les journaux faisant la propagande du tournoi, allant parfois jusqu’à la mauvaise foi. D’où la nécessité de donner d’autres points de vue, de L’Humanité à L’Action Française. Cela dit, il est notable que le premier quotidien sportif du pays défende à ce point ce Championnat du Monde de Football. Il transmet ainsi le message que voulait faire passer la Fédération Française de Football Association et la Fédération Internationale de Football Association : encore une fois, la Coupe du Monde de 1930 n’est pas apparu ex-nihilo, ce tournoi de 1924 en est un mur porteur, le premier championnat du monde de football.

 

 

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba