Juin 1978, Mario El Matador Kempes s’amuse de la défense des Pays-Bas, au bout de sa course, le but qui conduit l’Argentine vers son premier titre mondial. « Fuimos Campeones » de Ricardo Gotta raconte l’histoire de cette campagne victorieuse en pleine dictature. Ou quand la liberté s'offre un peu de lumière au milieu des ténèbres.

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Pour bien comprendre ce qui se joue en Argentine lors de ce mois de juin 1978, il convient de rappeler le contexte. Le début des années soixante-dix est celui du terrorisme d’État. Après le massacre de Trelew de 1972 (exécution de militants de gauche) sous la dictature de la « Révolution argentine », un semblant de démocratie semble s’installer avec le retour de Juan Domingo Perón de son exil. Il ne dure qu’un temps. Va alors se produire une série de mouvements politiques et sociaux importants qui s’effondrent après sa mort. Il y a alors une décomposition sociale, économique et politique à travers le pays fomentée par les libéraux qui vont servir à justifier le coup d’État. La Triple A, l’Alianza Anticomunista Argentina, un organisme paramilitaire dirigé par José López Rega, collaborateur de Perón après l’exil et responsable du Massacre d’Ezeiza en 1973, va acquérir un grand pouvoir après sa mort. Proche des mouvements réactionnaires, la Tripe A sera ensuite d’une certaine manière le bras armé de la force militaire. Il faut rappeler qu’avant d’être un bras armé, la Triple A s’est évertuée à prendre des infos, à s’organiser pour offrir ce dont l’Etat aurait besoin ensuite. Ainsi, comme l’évoque Ricardo Gotta, auteur de Fuimos Campeones, livre référence qui retrace la campagne de 1978, « le coup d’Etat ne fut pas une si grande surprise, on sentait que cela pouvait arriver à n’importe quel moment, la situation étant telle qu’elle favorisait presque celui-ci. On sentait que ce qui allait arriver serait terrible et dangereux. » A peine la dictature installée, elle se retrouve à devoir gérer un drôle d’héritage : la Coupe du Monde de Football, moment particulier qui dirige alors les yeux du monde sur son pays. Une bénédiction pour certains, un casse-tête pour les militaires.

La Coupe du Monde 78 ou l’Argentine bipolaire

L’Argentine obtient la Coupe du Monde avant le coup d’Etat, le péronisme alors encore au pouvoir, il reste présent pendant ce mois de juin 78, jusqu’au logo de la compétition,  les bras de Perón saluant la foule. Ricardo Gotta raconte le dilemme qui se pose à la junte : « La dictature a en quelque sorte hérité de cette organisation. Il y a eu une discussion interne. Certains acteurs économiques s’opposaient à la réalisation de cette Coupe du Monde en raison du coût énorme, d’autres la voulait. Emilio Massera par exemple y voyait un intérêt et voulait s’approprier cet évènement pour s’appuyer dessus à des fins personnelles. Videla était un peu entre les deux. Juan Alemann l’influençait négativement mais Massera, Orlando Agosti et Carlos Alberto Lacoste (NDLR : membre comité d’organisation, pour l’anecdote, il nommera Julio Grondona à la tête de l’AFA en 1979), ont réussi à l’influencer suffisamment pour que Videla accepte l’organisation du Mondial. »

Le souci qui se pose à la junte est le fait de devoir braquer les yeux du monde sur l’Argentine. Outre le défi technologique qui se dresse, comme celui d’investir dans une retransmission d’un évènement en couleur alors que le pays n’a pas la technologie, la principale question est de savoir comment recevoir le monde tout en cachant une répression d’une cruauté rare. Gotta souligne cette société bipolaire qui vit dans l’Argentine d’alors : « L’ESMA  (NDLR : Escuela Superior de Mecánica de la Armada) est un symbole fort de ce qu’il se passait dans ce pays. D’une part parce que c’était le centre clandestin de détention le plus cruel de la dictature mais aussi parce qu’il représente ce qu’était cette époque, une contradiction. Il était dirigé par l’un des bourreaux les plus cruels du pays, el Tigre Acosta. On avait à quelques mètres le stade de River, le stade le plus emblématique de ce Mondial. On célébrait les buts d’un côté quand on torturait de l’autre. » Le peuple argentin vit dans ce monde bipolaire, piégé entre la joie et les larmes. « La répression était forte sur la société. Il y avait la répression physique mais aussi la répression médiatique à la télé, dans les journaux. Beaucoup ne savaient pas ce qu’il se passait ou savaient mais faisaient en sorte de ne pas voir pour éviter la répression. Pour un peuple comme le peuple argentin, la Coupe du Monde devait être une fête. L’amoureux de football argentin attendait d’organiser sa Coupe du Monde depuis tellement longtemps et la possibilité d’être sacré champion était grande. De plus sa sélection était très proche du peuple. Le jeu de la sélection de Menotti, positif, d’attaque, plaisait au peuple. Donc les hinchas étaient optimistes. Cette possibilité d’une grande fête était positive pour le peuple. Les gens ont d’ailleurs été célébrer de manière naturelle, assez spontanée, à chaque victoire.»

Menotti, la résistance par le jeu

L’autre souci pour la junte est de devoir gérer le sélectionneur, César Luis Menotti, lui, le militant de gauche, membre du Parti Communiste, le résistant. « Après le coup d’Etat, les dirigeants l’ont maintenu avec l’idée qu’il pourrait être le facteur du changement, faire en sorte que les gens seraient occupés à d’autres choses. Il y a eu ainsi de bonnes relations entre Menotti et ceux qui étaient en charge de la Coupe du Monde. » Le Rosarino reconnaît avoir envisagé quitter son poste après le coup d’Etat (lire son interview), mais il va décider d’accepter ce mariage de raison pour résister de l’intérieur. « Menotti s’attachait à occuper une place qui faisait en sorte pour lui de ne pas paraître complice. Il était le sélectionneur qui jouait une Coupe du Monde dans un pays qui torturait. Il savait ce qu’il se passait. » Sa résistance passe par le terrain. « Menotti avait impulsé une image de révolutionnaire de gauche à son jeu. Son jeu était très offensif, reposait sur la liberté, touchait à l’art. Il avait produit un travail qui se répercutait partout dans le pays, produisait la sensation que cette équipe était l’équipe du peuple. Chacun l’avait fait sienne. Menotti était respecté d’une part pour son travail à la sélection mais bien plus au-delà. »

L’équipe d’Argentine de 1978 est redoutable. « Menotti a fait en sorte que cette équipe soit solide à chaque poste et jouait un football très offensif, très argentin, très sud-américain, différent du Brésil ou des autres équipes offensives de l’époque comme les Pays-Bas. Il avait une colonne vertébrale Fillol, un gardien extraordinaire – Passarella, défenseur central de très haut niveau – Gallego qui couvrait tout au milieu, fermait le bloc défensif et des joueurs offensifs comme Ardiles, Bertoni, qui supportaient un joueur exceptionnel comme Kempes, un joueur qui pesait tant dans le camp adverse, maître à jouer de cette équipe qui de plus était complété par l’association d’un buteur comme Luque. Sur le banc, on avait Houseman, Alonso….une équipe qui était imparable quand elle attaquait. Elle a terminé la Coupe du Monde de manière parfaite en finale face aux Pays-Bas sur le plan tactique et technique. La finale face aux Pays-Bas est un modèle. » En coulisse, el Flaco fait en sorte de protéger ses joueurs, de les faire vivre dans une bulle, fait en sorte que jamais ils ne soient associés à la dictature : « Si les militaires venaient, Menotti faisait en sorte d’éviter le contact direct entre eux et les joueurs, il voulait éviter que naisse une relation entre eux, de sorte à ce qu’il n’y ait aucune pression, aucun conditionnement même ponctuel. Menotti était le leader fort dans ce groupe. Il avait des joueurs à fort caractère comme Passarella mais qui étaient de vrais soldats dévoués à Menotti ». Certains joueurs s’en plaindront plus tard, reprochant à Menotti d’avoir fait en sorte que la vérité leur soit cachée et qu’ils deviennent ainsi des serviteurs de la dictature.

Argentine – Pérou, le match de toutes les suspicions

Sur le terrain, l’Argentine n’a pas été brillante lors du premier tour et s’est qualifiée pour le second tour après un match face à l’Italie qui restera le plus mauvais de la sélection. Elle n’était pas encore à son meilleur rendement lors du premier tour. La monté en puissance se fait lors du second tour. L’Albiceleste réalise probablement son meilleur match face à la Pologne et gagne avec un extraordinaire Kempes. Arrive ensuite un match toujours particulier, le Brésil. « L’Argentine dit qu’elle n’a que deux rivaux : Uruguay et Brésil. Les matchs face à ces équipes sont toujours des matchs à part et ce match l’était aussi pour Menotti. Il a mis en place une équipe très offensive, très latino-américaine qui pouvait affronter la domination brésilienne. Ce qu’il s’est passé est que les deux équipes se sont annulées. Ce n’était pas le meilleur Brésil de l’histoire et l’Argentine n’a pas réussi développer ce son jeu », au grand dam d’el Flaco alors furieux. L’Argentine est alors derrière le Brésil.

Sa place en finale, l’Albiceleste devra la jouer face au Pérou. « Il avait été décidé bien avant que le match ne se jouerait pas à la même heure, dès janvier, rien n’était prémédité de ce côté-là. La victoire du Brésil avait fait que l’Argentine devait gagner de 4 buts. L’Argentine le savait. Elle a été supérieure sur ce match, en a mis six et aurait pu en mettre plus » raconte Gotta. Reste que plusieurs évènements vont survenir pour jeter le voile du doute sur ce match. Clin d’œil de l’histoire, le match décisif se déroule à Rosario, au Gigante de Arroyito, stade de Central, le club de Menotti, celui de Kempes, celui aussi du portier péruvien Ramón Quiroga. Dans son livre, Ricardo Gotta refuse de faire porter toute la responsabilité de la défaite à Quiroga, nie ainsi la légende qu’il veut que les menaces pesant sur sa famille aient dicté son comportement « Quiroga n’a pas permis seul le triomphe argentin. L’Argentine a généré près de 15 situations claires du but, Quiroga en a stoppé la plupart. Il y a une ou deux erreurs sur les six qu’il encaisse mais il est difficile d’en conclure qu’il a aidé l’Argentine à lui seul. Mon enquête montre qu’il est injuste d’en faire le bouc émissaire. De même que pour les autres joueurs péruviens. S’il y a eu des joueurs qui ont été influencés, rien n’a été fait de manière directe, c’est bien plus complexe. » Gotta décrit cependant les mouvements « étonnants et illogiques » de certains joueurs sur les actions argentines, raconte et décrit avec minutie les appels téléphoniques de Morales Bermúdez, dictateur péruvien, à Héctor Chumpitaz capitaine de la Blanquirroja à quelques heures du match décisif et la terrible conclusion « Je vous embrasse, quel que soit le résultat, quel que soit le résultat », raconte la visite impromptue dans le vestiaire péruvien de Kissinger et Videla, ce dernier venant prononcer un discours à des joueurs qui, pour certains « ne savaient pas qui ils étaient mais s’étaient retrouvés conditionnés, perturbés. » A la fin du match, on entendra dans le vestiaire « Manga de mierdas... Espero que al menos repartan bien el dinero » (Bande de merdes, j’espère au moins que vous vous êtes bien partagés l’argent). Si certains membres de la fédération et de l’entourage auraient été soudoyés, selon Gotta l’affaire n’est pas qu’une simple affaire de match acheté, plus une histoire de promesses faites à certains joueurs d’avenir plus florissant. Et de prendre l’exemple de Rodolfo Manzo, ce « discret défenseur s’est vu promettre qu’il viendrait jouer en Argentine. Ce fut le cas, il a joué à Vélez, est resté un défenseur discret qui a joué 3 matchs avant d’être écarté de l’équipe après la partie jouée contre un Maradona qui l’a dominé. » L’Argentine file vers la finale au bout de laquelle el Matador Kempes porte la touche finale à la légende qu’il s’est forgé lors de cette Coupe du Monde. Le 25 juin, l’Argentine et Videla triomphent au Monumental, l’Albiceleste décroche sa première étoile.

Le cri de la Liberté

« Durant tout ce Mondial, le triomphalisme n’a fait que croître. Ces effusions de joies avaient mis mal à l’aise une junte qui avait jusqu’ici toujours considéré les rassemblements comme autant de dangers. Mais le Mondial était un moyen d’améliorer son image, il était important pour les militaires que tout se passe dans un climat de paix et de fête. Le fait que les gens célèbrent les victoires les servait, la victoire finale n’a fait que renforcer cette image aux yeux du monde. Il y avait eu un travail important sur le peuple argentin, de sorte que tout débordement pendant le Mondial serait suivi d’une très forte répression. Les militaires avaient autorisé ces célébrations, » explique Gotta. Reste que consciemment ou inconsciemment, le peuple argentin tirait profit de cette contradiction au sein même du pouvoir et en avait profité pour envoyer un message. Au plus fort de la répression, alors que les tortures se poursuivaient, ceux qui n’étaient pas enfermés dans les geôles, victimes de leurs bourreaux, utilisaient ce mois de célébration pour profiter de la liberté de pouvoir descendre dans la rue. En criant leur joie derrière l’Albiceleste du résistant Menotti, le peuple argentin cherchait à s’approprier cette liberté. Son cri n’en était que plus fort. Il annonçait des lendemains plus heureux, ne restait alors au Ciel qu’à lui envoyer son plus beau représentant. L’ère Diego Maradona allait débuter en même temps que la dictature s’effondrait.

 

Initialement publié le 25 juin 2017, dernière mise à jour le 9 décembre 2022

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.