Les rues mexicaines se vident, les échoppes baissent leurs stores, le vent siffle, solitaire, une mélodie d'Ennio Morricone : L'América affrontent les Chivas de Guadalajara. Ce duel de caïds, c'est le Clásico de los Clásicos, le duel qui oppose les deux clubs les plus populaires du pays dans un climat d’extrême tension voire parfois de haine.

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Les racines

Derrière ces deux équipes, il y a avant tout deux villes. D'un côté, Mexico Districto Federal, capitale historique, politique et économique de la nation aztèque, mégalopole planétaire et cosmopolite. De l'autre, Guadalajara, seconde ville du pays, gardienne du charme et du pittoresque mexicain, les mariachis, les sombreros et bien sûr, la célèbre tequila. Deux cités au caractère bien trempé qui se placent donc en rivales historiques bien au-delà du ballon rond. Viennent ensuite nos deux clubs ennemis, dont l'identité colle au final assez bien à l'image de leur ville : Le Club América, ouvert au monde, branché diversité culturelle, qui assume sans complexes son attrait pour le foot business depuis plus d'un demi-siècle, et le Club Deportivo Guadalajara, patriote affirmé, défenseur d'un idéal de football mexicain par les mexicains pour les mexicains. Deux visions du monde et du sport fondamentalement opposées qui, mêlées au succès respectif de ces deux équipes, ne pouvaient qu'accoucher d'un choc de haut vol.

En 1943/44, quand les Chivas intègrent pour la première fois l'élite du football mexicain, l'América est déjà en place depuis une vingtaine d'année. L'équipe du Jalisco va pourtant se montrer insolente face à son ainée, pour ensuite en payer le prix fort : « Le premier match de Liga entre les deux, Guadalajara l'a gagné 3 à 1 dans son stade, mais le retour chez nous, l'América l'a gagné 7 à 2 ! C'est là qu'a été coulé le ciment de ce qui sera plus tard la grande rivalité, » relate Héctor Hernández, l'historien officiel du Club América. Un coup de foudre inversé au premier rendez-vous, voilà qui promettait déjà un futur passionnel entre les deux clubs.

Les premières étincelles du Clásico Nacional jaillirent à la fin des années 50, lors de la saison 58/59 précisément. Á cette époque, ce sont les Chivas qui endossent le rôle d'épouvantail. Forts d'un premier titre glané en 57, futurs vainqueurs de l'exercice en cours, les chèvres ne font que débuter une décennie de gloire et de succès qui les verra remporter 7 de leurs 11 titres nationaux. De son côté, l’América jeûne en championnat depuis 30 ans mais reste une place forte du football mexicain comme le prouve ses deux victoires en coupe en 54 et 55. En cette année 1959, si le leader est tapatio, l'orgueil est chilango et c'est par son charismatique entraineur Don Fernando Marcos que l'América allumera la mèche. Don Marcos était un homme complet, qui aura été, au cours de sa longue vie, joueur, arbitre, entraineur, chroniqueur et commentateur. Alors qu'il se présente devant la presse avant ce nouveau déplacement dans le Jalisco, après avoir enchainé tous les clubs de la ville (Oro, Atlas et Chivas donc) par 2 buts à rien lors des dernières confrontations, voilà ce qu'il lâche : « L'América ne vient pas à Guadalajara pour gagner, ça, c'est une routine. Nous, on vient pour changer leur numéro de téléphone longue distance. Et le voici, comme cela vous le saurez mes amis : Tout ceux qui souhaiteront appeler à Guadalajara composeront deux zéro, deux zéros, deux zéros ou le 20-20-20. Cordialement, l'América ». Boum. Punchline.  « Il manquait alors une semaine pour le match retour ici à la capitale, et ces propos très polémiques se sont transformés en une guerre médiatique entre les deux camps. La polémique fut tellement médiatique, que les billets pour le match ont été épuisés et qu'ils ont dû prévoir une transmission en direct, ce qui n'était pas chose courante à l'époque. (…) C'est à ce moment que ce match est vraiment devenu "le Clásico de los Clásicos" » explique Héctor Hernández. Question karma, on repassera puisque le Rebaño corrigera Don Marcos sur le score de... 2 à 0.

L’apogée de la haine : les années quatre-vingts

20 ans plus tard, la haine entre les clubs n'a cessé de croitre, et atteint son apogée lors de cette décennie bigarrée et fluo des années 80. Sur le plan sportif la "routourne" est en train de tourner, ce sont les azulcremas de D.F. qui commencent leur décade dorée. Mais avant cela il y a 83. 1983, les demi-finales du championnat et la bataille de Tlalpan : L'América remporte le match aller 2 buts à 1 en terre tapatias, mais leur retour ne se passe pas comme prévu et les Chivas les corrigent sans scrupules par 3 tortas ahogadas à rien. Au coup de sifflet final, le chaos. Pour la première fois, la tension accumulée lors des 90 minutes, explose comme le Popocatepelt le fera un jour. Des crinières, des baffes et de l'anarchie. 

L'année suivante, pour la saison 83/84, les deux équipes se retrouvent sommet de la montagne, pour une grande finale historique, l'unique à ce jour qui fit se rencontrer Águilas et Chivas, celle qu'il ne fallait pas perdre. Le premier round, au Jalisco, aboutit sur un match nul épique lors duquel les joueurs de Guadalajara reviennent héroïquement au score après avoir été menés de deux buts. A l'Azteca, l'América, qui joue à 10 contre 11 depuis la 20e minute et l'expulsion de Manzo, croit apercevoir le spectre de l'épisode de 83 pointer le bout de son nez lorsqu'en fin de première période un pénalty, plus que logique, est accordé au rebaño. Mais Miguel Zelada, le gardien argentin des jaunes et bleus, vient botter les fesses du destin en stoppant la frappe de Cisnero. Transcendé par ce coup du sort, l'aigle frappe par deux fois au retour des vestiaires : Eduardo Bacas, qui conclue un exploit individuel de Daniel Brailovsky, puis le capitaine et symbole de l'Américanismo Alfredo Tena, de la tête. 2 à 0, le break est fait. Les blancs et rouges n'ont pas dit leur dernier mot et réduisent le score sur un nouveau pénalty, à la 85e par Fernando Quirarte, qui lui ne tremble pas devant Zelada. La capitale tremble, de peur de voir une nouvelle fois le rival honni revenir dans la partie. Jusqu'au KO : 90e minute, Javier Aguirre efface son garde chiourme sur un contrôle de génie et s'ouvre la voie du but. Son pied ne tremblera pas. L'América a gagné ce que l'on appelle au Mexique "La Finale du Siècle". Enfin peut être pas à Guadalajara

Deux ans plus tard, en 86, toujours pas rassasiés, les deux ennemis profiteront d'un banal match de championnat pour rejouer la castagne de 83. Héctor Hernández raconte : « C’était l’époque du Mundial mexicain de 1986. Le sélectionneur était Bora Milutinović qui, avant de prendre la sélection, était l’entraîneur des Pumas. Alors il a pris une base de joueurs des Pumas et y a ajouté cinq joueurs de l’América. De Guadalajara, il n’en a pris qu’un, Fernando Quirarte. Il y avait une certaine colère du côté de Guadalajara puisqu’il avait pris cinq joueurs de l’América contre un seul de chez eux. Il y a d’ailleurs une anecdote étrange et triste. Le Mundial se termine et au mois d’août, América et Chivas s’affrontent lors de la 3e journée. Après un duel, Eduardo Bacas est percuté par Fernando Quirarte qui est exclu. Hermosillo dit quelque chose et se voit aussi expulsé. Hermosillo s’en va alors et sur le chemin, il frappe Quirarte au sol. En cinq secondes la guerre se déclenche. Le porteur d’eau de l’América utilise son seau pour frapper ceux de Guadalajara. Et l’arbitre décide alors d’exclure les 22 joueurs. On était à la 18e minute de la seconde période. Alors la fédération a décidé que le reste du match serait joué à 10 contre 10 – je ne sais pourquoi à 10 puisque tout le monde avait été exclu – à huis clos. Je dois dire que le huis clos était un mythe. J’étais au stade, tous ceux qui avaient accès étaient au stade. C’était un jeudi matin, ce qui est rarissime pour un match. Finalement, ce match s’est joué avec 10 joueurs qui évidemment n’avaient pas participé à cette bagarre. Il ne s’est alors rien passé. Mais Hermosillo et Quirarte, qui étaient partenaires en sélection, avaient tout déclenché. Car la haine qu’il y avait entre les deux équipes était très marquée. » 

Depuis lors, ce paroxysme de tension et de violence n'a, heureusement pour le sport, plus jamais été atteint. Cela n'empêche pas, encore aujourd'hui, chaque rencontre entre l'América et les Chivas d'être attendue et reconnue par tous, comme le duel le plus intense et le plus chaud de la patrie de Frida Kahlo qui entre nous soit dit, n'en avait sûrement rien à fiche du ballon rond. Cette année 2016, année de son centenaire, l'América a été raillé à bonne dose pour avoir perdu les deux Clásicos de la phase régulière. Mais rira bien qui rira le dernier : Moy Muñoz et ses potes ont finalement éliminé les tapatios dès le premier match de Liguilla. Et toc !

Simon Balacheff
Simon Balacheff
Médiateur culturel, travailleur humanitaire et bloggeur du ballon rond tourné vers l'Amérique Latine. Correspondant au Brésil pour Lucarne Opposée