Terre d’accueil pour des millions de gens fuyant guerres, pauvreté ou persécutions, l’Amérique latine a pris soin de ses primo-arrivants, particulièrement ceux provenant du monde arabe. Retour sur une histoire d’amour qui dure depuis un siècle.

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Un 25 juin ensoleillé de l’an de grâce 1895, Kamle arrive avec ses enfants à New York après un long périple depuis sa montagne libanaise natale. Avec elle, ses enfants Mariana, Sultana, Boutros et Khalil, nom de famille Gibran. Le 2 février 1977, dans la moiteur de Barranquilla la caribéenne, naissait Shakira Isabel Mebarak Ripoll (aucun lien avec l’ami Sylvain). Mars 2013, Carlos Slim Helú, mexicain d’ascendance libanaise, devient l’homme le plus riche du monde. Quelques étoiles parmi la pléiade d’arabo-américains à avoir brillé mondialement pour le pire et le meilleur, parmi les Salma Hayek, Carlos Menem, Michel Temer et autres anonymes, hommes d’affaires, reines de beauté, intellectuels qui contribuent tous les jours au développement de leurs pays. Le football ne faisant bien sûr pas exception à la règle, rembobinons d’abord le fil de l’Histoire.

Fuir les conflits

Le XIXe siècle est déjà bien en marche quand Ibrahim Ali Pacha, général des armées égyptiennes, conquiert le Levant aux dépens des Ottomans. Il libéralise la société, permettant aux chrétiens de se libérer du joug de leurs chefs musulmans ou druzes. Les états européens mettront un terme à cette embellie, préférant un empire ottoman faible plutôt que des états arabes sur la pente ascendante, ce qui mènera à d’effroyables massacres au Mont-Liban et à Damas (surtout celui de Damas en 1860 dans lequel près de 10 000 chrétiens furent tués. Le bilan aurait pu être encore plus lourd si l’émir algérien Abdelkader n’était pas intervenu pour sauver une partie des habitants). Une première vague d’exilés prennent la mer vers ce nouveau monde dont on parle tant. Ils seront bientôt rejoints par des Palestiniens et des Syriens fuyant la conscription dans l’armée ottomane. Peu après, le XXe siècle s’ouvre, menaçant, sur le Moyen-Orient. L’empire ottoman, qu’on appelle désormais le vieil homme malade de l’Europe, est tiraillé de toutes parts entre des idéologies parfois antagonistes, des velléités d’indépendance aux quatre coins de son territoire et la pression des pays occidentaux. Entre réformes timides et répressions féroces, les chrétiens et les musulmans non-orthodoxes subissent de lourdes persécutions : après le refus des chrétiens arabes de servir dans les armées impériales, les Ottomans vont isoler certaines communautés, particulièrement au Liban et en Syrie. L’entrée en guerre de l’empire aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie fédère contre lui les autres états européens. Ceux-ci imposent un blocus maritime du ravitaillement qui aura des conséquences dramatiques. De terribles famines vont alors ravager le Levant. On estime le nombre de victimes entre 100 000 et 350 000… Soutenus respectivement par les Turcs et par les Anglais, sunnites et druzes échappent plus ou moins à la catastrophe et voient leurs compatriotes embarquer à nouveau vers ces terres lointaines où certains trouvèrent félicité et fortune.

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Alors que certains arrivèrent comme prévu en « Amrik », d’autres furent étonnés de débarquer sur des terres chaudes, voire tropicales, celle de l’Amérique latine. À leur arrivée, le scepticisme était pourtant de rigueur. Le Chili, par exemple, vivait une crise économique et n’était plus aussi enclin à accueillir des émigrés du bout du monde (asiatiques et arabes en tête de liste). Les « Turcos », comme ils étaient désignés par leur passeport ottoman, furent victimes de brimades et de vagues de xénophobie à leur arrivée. Mais très vite, ils mirent la main à la pâte, persuadés de pouvoir commencer une vie meilleure et, de petits colporteurs ou épiciers, ils ne mirent que deux-trois générations à détenir les leviers de grandes industries locales (coton, textile…). Cependant, ce grand afflux de personnes nécessitait de structurer la vie de ces primo-arrivants qui ne parlaient ni la langue et n’étaient pas au fait des coutumes locales. Bientôt, églises, représentations culturelles et clubs sportifs apparaissent à chaque coin de rue. Un de ces clubs fait encore la une aujourd’hui, nous y reviendrons. Par la suite, la création de l’état d’Israël, la guerre civile au Liban, l’invasion de l’Iraq ou la guerre en Syrie contribuèrent à gonfler les effectifs des arabo-américains, cette fois avec une plus grande proportion de musulmans qui se fondirent également dans la masse en douceur.

Ces Arabes ou arabophones provenaient majoritairement de Syrie, de Palestine et du Liban, même si, à l’époque, ces pays n’existaient pas en tant que tel mais faisaient partie de vilayet ottoman centrés autour d’une ville (Beyrouth, Alep, Damas et Jérusalem). Dans leur esprit existait seulement la grande Syrie, bilad al-cham, dont certaines régions avaient plus de spécificités que d’autres. C’est au lendemain de la Première Guerre Mondiale, qui vit une nouvelle vague d’arrivées (dont des musulmans et des druzes) que s’affinèrent les consciences nationales. En effet, les accords Sykes-Picot décidés entre Anglais et Français prévoient de découper sournoisement le Moyen-Orient en zones d’influence. L’Angleterre hérite de ce qui deviendra la Palestine, la Jordanie, l’Iraq (sauf le vilayet de Mossoul) et certaines régions du Golfe, tandis que les Français mettent la main sur les futurs Liban, Syrie, la Cilicie et le vilayet de Mossoul. Le régionalisme palestinien, libanais, syrien commence à prendre le pas sur le nationalisme arabe qui prévoyait une entité supranationale. Les noms font échos aux entités administratives éditées sous le califat omeyyade (VIIe et VIIIe siècle) durant lequel la région fut divisée en cinq jund (unités) dont celui de Palestine.

Fort impact sur le football local

Ce nom fut, dès lors, utilisé par les émigrés en Amérique du Sud qui possédaient déjà une conscience nationale aigüe. Et c’est ainsi que le 20 août 1920, des Palestiniens créèrent le Club Deportivo Palestino dans la banlieue de Santiago du Chili. De sa création jusqu’à nos jours, le club a toujours été géré par des Chiliens d’origine palestinienne et les liens entre le club et la Palestine sont extrêmement forts. Nombreuses sont les visites des uns aux autres, sans parler d’un support constant du Palestino et de ses hinchas pour la cause palestinienne. La création de l’état d’Israël et l’exil de près d’un million de Palestiniens entretinrent ces sentiments réciproques. Aujourd’hui encore, le Chili est le pays qui comptent la plus large diaspora palestinienne ou d’ascendance palestinienne (près de 500 000 personnes). Le climax de ce support arriva en 2014 lorsque le Palestino joua avec un maillot dont le 1 était remplacé par la carte de la Palestine avant la colonisation israélienne. Des voix s’élevèrent contre ce maillot, arguant qu’il s’agissait de provocation alors que le Palestino se défendait, maintenant qu’il s’agissait de son identité. Même si la fédération chilienne trancha en faveur d’une amende, le maillot fit le tour du monde et fut écoulé en un rien de temps aux quatre coins du globe. Aujourd’hui encore, la chaîne Al-Jazeera diffuse les matchs du Palestino dans le monde arabe. Quant aux joueurs chiliens qui ont défendu les couleurs de la Palestine, on pourrait presque en faire une équipe entière ! Edgardo Abdala, Roberto Bishara, Jonathan Cantillana, Rodrigo Gattas, Yashir Islame, Matias Jadue, Leonardo Zamora, Roberto Kettlun, Alexis Norambuena, Bruno Pesce ou encore Pablo Tamburrini ! L’immense majorité de ces joueurs a également évolué au CD Palestino. Dans l’autre sens, Daud Gazale, Mario Salas Saieg et Luis Musrri ont porté le maillot chilien.

Aller plus loin : Histoire d’un nom spécial Palestino

29 juin 1958, Mário Zagallo parachève la démonstration brésilienne face à la Suède et marque le cinquième but des Auriverde. Le Brésil est champion du monde pour la première fois. Si les yeux sont rivés sur Pelé, Didi ou Vava, Zagallo est également une pièce maitresse de la Canarinha. Surtout, il est l’un des très nombreux syro-libanais à s’être fondus dans la société brésilienne. Né Zakour, il est l’un des grands hommes du football brésilien : double champion du monde (58 et 62), coach pour les victoires en 70 et en 94. Le DD brésilien quoi. Lors de cette Coupe du Monde 94, un autre de ses compatriotes s’illustre, le latéral Branco, né Claudio Ibrahim. Si d’autres Arabo-brésiliens taquinèrent la balle avec plus ou moins de succès, tel Felipe Saad, Caetano Calil, Fahel, Xandao ou Wender, les autres grands noms se retrouvèrent dans les bureaux des clubs avec la dynastie Kalil, qui managea avec bonheur l’Atlético Mineiro, et Alberto Dualib qui, alors à la tête du Corinthians, fit venir Tevez, Mascherano, Nilmar ou encore Carlos Alberto au club. Tristement, à l’heure actuelle, l’Arabo-brésilien le plus connu est Carlos Ghosn qui joue pour le FC Prison japonaise…

Présence sur tout le continent

En Argentine vivent plus d’un million de syro-libanais (les plus optimistes montent même à deux millions) et beaucoup y ont obtenu des postes-clés. Encore aujourd’hui, la femme du président Macri, Juliana Awada, a des racines levantines. Son frère, Alejandro Awada, est un acteur des plus connus, au même titre que Ricardo Darín. Le tristement célèbre Carlos Menem, président de 89 à 99, est également issue d’une famille syrienne musulmane. Fait assez fréquent en Amérique du Sud, certains musulmans se convertissent au christianisme tant la société environnante n’est pas adaptée pour vivre sa foi entièrement. Au niveau football, les dynasties footballistiques se sont succédées en Argentine, entre le grand Julio Asad, son neveu Omar et le fils de ce dernier, Yamil, tous passés par Vélez dont les liens avec Turquie, Syrie et Liban sont forts (lire l’entretien avec Omar da Fonseca dans le LO mag1) ; les frères Dario et Claudio Husaín ; Antonio Mohamed, viré du Celta Vigo il y a peu, Jalil Elias le petit nouveau du Newell’s, Omar Zarif ou Elias Bazzi, modeste défenseur qui a performé en Roumanie. Ismaël Blanco, terreur des surfaces à l’AEK Athènes, était d’origine égyptienne. Mention spéciale à José Nehin, membre de l’équipe d’Argentine au Mondial 1934. Antonio Alegre, quant à lui, a contribué au renouveau de Boca Juniors. Sous sa présidence (85-95), les finances furent assainies et il parvint à attirer de grands joueurs dont Arruabarrena, Latorre ou Montoya. Parmi les joueurs d’origine palestinienne, une grande majorité a décidé de renouer avec ses racines et de défendre les couleurs de la Palestine tel que Daniel Mustafa, Pablo Adbala ou Carlos Salom.

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Le Mexique, terre de naissance de la ravissante Salma Hayek et du prospère Carlos Slim, est un pays où les Libanais semblent se sentir à l’aise. À la Coupe du Monde, un certain Miguel Layún empilait les fans du côté de Veracruz mais surtout du côté de Beit Mallat, petit village chrétien du Nord du Liban. Un autre grand nom du football mexicain est le bomber Miguel Sabah, lui aussi originaire de la montagne libanaise. Jeronimo Amione, originaire du village d’Amioun, tenta de jouer pour le Liban mais la FIFA le lui refusa car il n’avait pas encore de passeport au moment de la demande. Parmi les autres arabo-mexicain, citons José Abella (cousin de Layún), Emilio Hassan (neveu de Carlos Slim), Yasser Corona ou Taufic Guarch. Certains sont même retournés jouer au pays de leurs ancêtres tels Emilio Yamin et Alberto Juraidini (tous les deux au Salam Zgharta) ou Nemer Lahoud (Al-Ansar)

En Équateur, il semble que la mégalomanie de Kadhafi se soit transplanté jusqu’à Quito. Bien que peu nombreux, les descendants d’Arabes y ont très prolifiques, laissant de nombreux ministres et présidents (Julio Salem, Abdala Bucaram ou le vice-président Alberto Dahik). Bucaram avait justement un fils, appelé Abdala Jr, comme tout mégalo qui se respecte. Celui-ci, comme Saad Kadhafi, était persuadé détenir un talent certain balle au pied et il fallut un petit coup de fil de Papa pour qu’il soit sélectionné en équipe junior équatorienne. La suite fut dramatique, conférant au ridicule digne d’une république bananière. Le pauvre hère, perdu sur le terrain, ne revêtit plus jamais la liquette équatorienne. Persuadé qu’une machination politique tentait de l’évincer, il galéra encore quelques années dans le football avant de se reconvertir en politique. Un exemple à ne pas suivre.

Au Paraguay, Osvaldo Domínguez Dibb représente la période dorée du club Olimpia avec moults trophées nationaux ainsi que trois Libertadores, une Coupe Intercontinentale, Une Copa Interamericana et une Recopa Sudamericana, excusez du peu. Du côté des sélectionnables, Ángel Antar et Julio César Manzur ont défendu les couleurs des Guaraníes tandis que Javier Cohene a joué pour la Palestine. Et du côté des corrompus, Juan Ángel Napout, président de la CONMEBOL, est tombé en 2015 dans le cadre de l’opération du FBI à la FIFA.

Les Colombiens (et les Colombiennes) se souviennent des beaux yeux de Faryd Mondragón (ex-Metz, Saragosse, Galatasaray), plus vieux joueur de la Coupe du Monde avant d’avoir été dépassé par l’Égyptien El-Hadary. D’autres, plus anonymes, ont fait le choix de jouer aussi au Liban tel Jihad Ayoub (Al-Ahed) et Kalfan Do (Al-Beqaa al-Ryadi). Au Pérou, le jeune Alexander Succar, bien qu’il ait disputé des matchs amicaux avec la Blanquirroja, est toujours éligible pour représenter l’équipe libanaise. Parmi les Boliviens, le Palestinien Saidt Mustafa s’est illustré en défendant les cages de la Bolivie. Les Vénézuéliens comptent sur Adrián El Charani et Jacobo Kouffati pour représenter les arabes d’Amérique du Sud.

Enfin, en Amérique centrale, peu de footballeurs d’origine arabe ont éclos mais plutôt des hommes d’affaires prospères et une pelletée de présidents et de ministres ! Citons pêle-mêle Carlos Roberto Facussé (Honduras), Jorge Serrano Elias (Guatemala) ou Jorge Abularach (Guatemala). Le dernier cas qui nous intéresse se situe précisément à Colón, ville située à l’entrée du canal du Panamá. On y retrouve le pittoresque – pour l’endroit – Árabe Unido. Né Club Atlético Argentina, il passera professionnel après que l’ambassadeur du Honduras à Panamá fit appel à son ami Geraldo Sabat, entrepreneure hondurien d’origine palestinienne. Celui-ci, après avoir hésité avec Palestino, renomma le club en Árabe Unido (pas besoin de traduction), qui deviendra le plus grand club panaméen. En termes de trophées déjà, avec quinze trophées de champion locaux, et par la quantité de joueurs formés ou passés par le club et qui ont fait le bonheur du Panamá : la fratrie Dely Valdès, Harold Cummings, Blas Pérez ou encore Roberto Chen.

Boris Ghanem
Boris Ghanem
Chroniques d'un ballon rond au Moyen-Orient, de Beyrouth à Baghdad, de Manama à Sanaa, football sous 40 degrés à l'ombre d'un palmier.