Luis Cubilla nous a quitté le 3 mars 2013 à Asunción, ville qui l’avait adopté grâce aux titres apportés au Paraguay. Des titres, le Negro Cubilla en a remportés en cascade, de la première Coupe des Champions d’Amérique de 1960 gagnée contre Olimpia, à la Copa Libertadores de 1990 gagnée en tant qu’entraîneur d’Olimpia. Entre temps, une litanie de voyages, d’histoires, de buts et de légendes. Retour sur la carrière de l’un des plus grands attaquants sud-américains de l’histoire.

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Épisode 4 : le rêve brisé de la sélection

 

cubillaolimpia2Durant les dix premières années de sa carrière d’entraîneur, Luis Cubilla n’était jamais resté plus d’une année en poste. En 1979, il avait tout gagné avec Olimpia, avait donc quitté le club avec le sentiment du devoir accompli et cette phrase : « je n’ai pas envie d’avoir à mettre demain sur le banc un joueur qui nous a apporté un titre ». Mais après une décennie de demi-échecs et de voyages incessants entre l’Uruguay, la Colombie et l’Argentine, Cubilla retrouve le club de son ami Osvaldo Domínguez Dibb avec tout simplement le même objectif qu’en 1979 : remporter la Copa Libertadores. En 1988, Cubilla construit d’abord une équipe qui lui permet d’être de nouveau champion du Paraguay, mais qui échoue à sortir de la première phase de groupes de la Libertadores. Le club se renforce avec notamment l’arrivée de Raúl Vicente Amarilla, grand joueur paraguayen ayant passé huit ans en Espagne notamment au FC Barcelone. Le grand objectif de l’année 1989 est désormais la Libertadores. Olimpia a toutes les difficultés à sortir de la phase de groupes et bénéficie du nouveau système dans lequel les troisièmes sont également qualifiés. Mais le doyen paraguayen réussit ensuite à battre Boca Juniors aux tirs au but, Sol de América, l’Internacional encore aux tirs au but, avant de retrouver l’Atlético Nacional en finale. Cubilla retrouve la finale de la Libertadores, dix ans après la dernière, mais pour la septième fois de sa carrière. Il y affronte l’équipe de son ancien disciple Francisco Maturana, qui déclare plus tard que Cubilla a été pour lui « un père, un ami et un complice, je lui dois beaucoup de ma vie professionnelle ». Chacun gagne 2-0 chez lui et le titre se joue donc aux tirs au but, lors du match retour à Bogotá, dans des conditions très particulières, l’équipe d’Olimpia se préparant à Cali, ville du cartel de Cali et des frères Rodríguez Orejuela, ennemis de Pablo Escobar qui souhaite, lui, la victoire du Nacional. Malheureusement, les Colombiens s’imposent 5-4 après neuf tirs de chaque côté dont une série de trois ratés chacun après la phase des cinq premiers tirs. C’est finalement Leonel Álvarez qui marque contre Ever Almeida et offre ainsi sa première Libertadores à la Colombie. Les pom-pom girls du stade peuvent se ruer sur lui et l’arbitre argentin Loustau peut souffler : il sera malgré tout kidnappé après le match pour avoir refusé une mallette pour arranger le match. Les Colombiens ayant finalement gagné, il aura la vie sauve. Est-ce le stress de cette menace fantôme qui a fait que tant de tirs au but ont été loupé ? On ne le saura jamais, mais dans les vestiaires, Cubilla s’engage le soir même auprès de ses joueurs : ce n’est que partie remise. Ce sera pour 1990.

L’équipe est également championne du Paraguay 1989 et se prépare donc en effet à tout donner pour rapporter une deuxième fois la Copa Libertadores à Asunción. Olimpia domine la phase de groupes en gagnant ses trois premiers matchs contre Cerro Porteño, Vasco da Gama et Grêmio. Il n’y a pas d’autre club colombien que l’Atlético Nacional, en l’absence de championnat en Colombie en 1989, et Olimpia est directement qualifié pour les quarts, où il bat l’Universidad Católica. En demies, le Decano retrouve l’Atlético Nacional de Maturana. Olimpia pense faire le plus dur en gagnant 2-1 en Colombie, mais le retour se passe mal et il faut attendre la quatre-vingt-huitième pour voir Monzón marquer le deuxième but d’Olimpia, après trois buts d’Arboleda, d’Higuita et d’Hernández côté Atlético. De nouveau, les deux clubs vont aux tirs au but, dans un stade en délire, mais cette fois-ci à Asunción. De nouveau, l’épreuve est un calvaire, avec un score de 1-1 après la première série de cinq tirs chacun. Mais c’est bien Olimpia qui s’impose au sixième tireur et qui décroche sa place en finale contre le Barcelona de Guayaquil entraîné par l’argentin Brindisi et comptant dans ses rangs Mario Saralegui. Avec un grand Amarilla, Olimpia s’impose à l’aller et fait match nul au retour à Guayaquil pour emporter sa deuxième Copa Libertadores de son histoire. Cette fois, c’est le match retour qui est entaché de quelques soupçons d’arrangement entre les arbitres et la CONMEBOL pour qu’Olimpia l’emporte. L’équipe perd la finale de la coupe Intercontinentale contre l’AC Milan (3-0), mais remporte ensuite la Supercopa Sudamericana (des vainqueurs précédents de Libertadores) contre Nacional, décrochant par la même la Recopa Sudamericana.

Cubilla fait alors une exception à son principe de partir d’un club avec lequel il a gagné. Il reste à Olimpia, et arrive de nouveau en finale de la Copa Libertadores 1991, sa troisième finale de rang, après avoir pris le plaisir de battre Cerro Porteño en quarts et l’adversaire du moment, l’Atlético Nacional, en demies. L’équipe de Cubilla tombe ensuite en finale contre Colo-Colo, premier club chilien à remporter la Coupe. Dans la foulée, il revient une dernière fois en Uruguay pour la mission d’une vie : emmener la sélection à la Copa América 1991 au Chili mais surtout qualifier l’équipe pour la Coupe du Monde aux États-Unis en 1994. Il dirige son premier match le 12 juin, une semaine après la finale perdue contre Colo-Colo. L’équipe de Cubilla perd 1-0 contre le Pérou à l’Estadio Nacional de Lima. Le début d’une période sombre.

Le conflit des rapatriés

Longtemps, notamment du temps de Cubilla, la sélection uruguayenne n’a été composée que de joueurs jouant dans le championnat uruguayen. En regardant la situation d’aujourd’hui, cela peut paraître difficilement croyable, mais l’Uruguay est champion du monde 1950 avec des joueurs jouant uniquement en Uruguay, joue demi-finale en 1954 et 1970 de la même façon, notamment lors de cette dernière Coupe du Monde avec Cubilla. Les premiers joueurs évoluant à l’étranger apparaissent en 1974, ce qui est concomitant au déclin de la Celeste qui ne participe pas aux tournois 1978 et 1982, et qui ne fait que de la figuration en 1986 et 1990. La fin des années quatre-vingts est aussi le moment du développement de Paco Casal, agent de la presque totalité des footballeurs uruguayens jouant à l’ étranger, ou du moins des grands noms comme Enzo Francescoli, Ruben Sosa ou Carlos Aguilera. Ce même Enzo Francescoli qui avait déjà eu une mauvaise expérience avec Cubilla quand il avait entraîné River. Ces derniers commencent à réclamer de l’argent pour venir jouer en sélection, un dédommagement selon eux, un salaire que refuse Cubilla et le président de l’AUF de l’époque. Dès 1990, dans une interview, Cubilla déclare à Ultimas Noticias : « On me parle de rapatriés, alors que moi je parle de joueurs uruguayens qui veulent porter le maillot Celeste ». Cette interview, dans laquelle il explique qu’il refuse les joueurs qui viennent pour de l’argent en sélection, il ne le sait pas encore mais il va la payer. Dès qu’il est nommé, Daniel Fonseca (autre joueur jouant en Italie) explique à El Diario : « Il ne veut pas de rapatrier mais c’en est un... ».cubillauruguay

Pour la Copa América Chili 1991, Cubilla ne sélectionne presque que des joueurs du championnat local. L’Uruguay est sorti dès la phase de groupes par la Colombie et le Brésil. En novembre, Cubilla sélectionne Carlos Aguilera et Ruben Sosa pour des amicaux, ces derniers refusent la sélection. En 1992, des tentatives sont faites pour rapprocher les deux camps. Mais le rupture est consommée. Le 18 juin 1992, les joueurs Ruben Sosa, Enzo Francescoli, Carlos Aguilera, José Herrera et Daniel Fonseca, tous représentés par le groupe de Paco Casal, renoncent à la sélection tant que Cubilla en sera sélectionneur. C’est Enzo Francescoli, ami intime de Casal, qui est chargé de lire un texte à charge contre Cubilla. Dans le même temps, les joueurs du championnat se mettent en grève, toujours avec l’ombre de Casal dans les parages, alors que ce dernier est en conflit avec Hugo Batalla, président de l’AUF. La police est obligée de patrouiller devant l’AUF pour protéger les joueurs de supporters en colère.

Cubilla convoque malgré tout Francescoli et Sosa pour la Copa América 1993. Ces derniers refusent de venir, l’Uruguay est éliminé de justesse en quarts par la grande Colombie de ces années-là, avec une ouverture du score de Marcelo Saralegui et une égalisation des Colombiens à la 88e par Perea. Dans la foulée, finalement, les joueurs acceptent de participer aux éliminatoires dans une carte ouverte ou ils indiquent froidement : « avoir pu constater que les événements passés ont endommagé notre football uruguayen et tout notre peuple avec lequel nous partageons tant de joie. C’est pour eux et seulement pour eux que nous souhaitons faire partie des joueurs prêts à défendre notre pays ». Les éliminatoires commencent le 18 juillet, un peu plus de deux ans après l’arrivée de Cubilla, juste après la Copa América 1993. Avec Sosa, Fonseca, Francescoli et Herrera, l’Uruguay bat le Venezuela à l’extérieur (0-1). Mais le conflit latent envenime la relation entre les joueurs et l’entraîneur et la Celeste fait ensuite match nul contre l’Équateur et le Brésil et perd contre la Bolivie. À mi-chemin, l’Uruguay est presque déjà éliminé. Après deux ans de coup-bas, de déclaration fracassante dans la presse, de refus de participer de certains joueurs...Cubilla est viré en cours d’éliminatoires. Ildo Maneiro prend la relève et gagne ses premiers matchs. Alors que Carlos Soca se blesse, Maneiro veut convoquer Paolo Montero, mais ce dernier refuse s’il doit jouer latéral droit. Après de bons résultats, l’Uruguay de Maneiro s’effondre au Maracanã contre le Brésil et ne se qualifie pas pour la Coupe 1994. Luis Cubilla a le sentiment d’avoir été abandonné, il ne parle plus à la presse. Jusqu’à la fin de sa vie, il voue une haine sans limite envers le vainqueur de cette affaire : Paco Casal. Hugo Batalla, président de l’AUF, a également démissionné, déclarant : « On ne sait pas aujourd’hui qui gouverne l’AUF. Parce que le pouvoir qu’exercent les joueurs rapatriés est arrivé à des limites insoupçonnables. Ils ont pris le contrôle de la sélection ». Batalla cède la main à Carlos Maresca, qui pour la première fois vend les droits de diffusion du football uruguayen. Après quelques années sur la chaîne TyC, c’est Tenfield qui en acquiert les droits. Tenfield, la société de Casal et Francescoli.

Cubilla est alors déjà loin. En 1994, il s’engage sur l’autre rive, pour Racing, en est viré en décembre après de mauvais résultats, le club terminant à la douzième place de l’Apertura, remplacé pour le Clausura par le duo Carlos Fren / Diego Armando Maradona (lire Les premiers pas de Maradona sur un banc). Il revient alors à Olimpia au Paraguay, dans un pays qu’il considère désormais comme le sien.

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba