Arbitres agressés, matchs gagnés sous la contrainte, violences multiples, la saison 2016-2017 de football était partie sur des bases beaucoup trop similaires à la saison précédente pour que ça ne finisse pas aussi mal. Les affrontements, en marge du derby de Tunis de dimanche dernier, qui ont opposé les supporters du Club Africain et la police, constituent une goutte supplémentaire sur un vase qui a déjà débordé depuis bien longtemps. Retour sur les symptômes des maux qui ont pourri le football tunisien, victime d’une société dont toutes les composantes partent à la dérive.
Contrairement à ce que la photo ci-dessous laisserait supposer, il n’existe pas de voyages organisés pour faire des reportages en immersion chez Walter White et Jesse Pinkman. Ce photographe masqué se trouvait sous le Virage Nord du stade de Radès au moment où les forces de l’ordre, suite à des affrontements avec les supporters du Club Africain, ont dispersé la zone avec des gaz lacrymogènes.
Les incidents ont éclaté en milieu de seconde mi-temps, après le craquage de fumis des clubistes. Un supporter du CA qui était au stade a voulu témoigner sous couvert d’anonymat : « On a été fouillés 7 fois à l’entrée du stade, et les policiers étaient placés dans le virage Nord, chose que je n’ai absolument jamais vu au cours de ces dernières années. Après le craquage, on a balancé les fumigènes sur la piste d’athlétisme. C’est là que les policiers ont chargé au niveau de la partie basse du virage, ça a rapidement dégénéré. Quand les renforts sont arrivés, ils ont envoyé la lacrymo et chassé tous les supporters de la zone ». A ce témoignage s’ajoutent les nombreuses vidéos qui ont été mises en lignes faisant état d’actes de brutalité des policiers sur des supporters, en bas du virage et aux portes du stade (recensées sur les réseaux sociaux par le site internet Nawaat).
Trois jours avant le derby, un agent des forces de l’ordre a été à l’origine de la fuite du Tifo que les Ultras du CA allaient déployer pour le derby. Le groupe Ultra Leaders 03 avait annoncé sur sa page Facebook « que ça ne s’arrêtera pas là, attendez-vous à des provocations et des violences contre nous le jour du derby ». Les communiqués des instances rejettent pour leur part toute la responsabilité sur les supporters : « agents de sécurité visés » pour le porte-parole du Ministère de l’Intérieur (sources Mosaique FM et Vice) la ministre des sports Majdouline Charni a carrément parlé de « terrorisme sportif » sur Shems FM. Rien que ça.
Coup de grâce après la main aux fesses et les matchs gagnés par la force
Le foot tunisien était déjà pris depuis quelques mois dans un tourbillon de scandales et de fais divers navrants, la palme revenant au président du CS Sfaxien, Moncef Khemakhem, qui lors de l’interruption du match de son équipe contre l’Etoile du Sahel (en mars 2017, CSS-ESS 3-2) a jugé pertinent de pincer les fesses du juge de touche. Le soir même, en direct à l’émission Dimanche Sport sur la première chaîne nationale (l’équivalent de Jour de Foot) le dirigeant a confirmé avoir commis cet acte « contraire aux bonnes mœurs » (dixit le rapport de l’arbitre) en déclarant sereinement : « Le juge de touche voulait cela. Je suis généreux, le juge de touche était perturbé et sortait du match, je l’ai pincé à deux reprises et la preuve que ça a servi il nous a donné un pénalty en seconde mi-temps. On a décidé d’arracher ce qui nous revient de droit avec les dents et les doigts, c’est l’état de notre football aujourd’hui ». Un pétage de câble qui a coûté à Khemakhem une suspension à vie.
Un autre fléau a frappé les divisions inférieures à partir de début avril : les matchs gagnés suite à une intimidation des visiteurs par les supporters locaux. En Ligue 2, l’AS Kasserine jouait sa survie et était menée (0-1) par l’EGS Gafsa. Interruption du match, envahissement du terrain, les joueurs gafsiens agressés et menacés. Le match reprend après une longue confusion de 40 Minutes, et l’ASK marque 2 buts qui lui offrent la victoire (2-1) et le maintien. L’anarchie a vaincu.
Violences en toute impunité
Ce n’est un secret pour personne que la société tunisienne brille par son incivilité et que le football est une vitrine de choix pour ce marasme, de par les violences, envahissements de terrain, insultes, et jets de projectiles en tous genres. Après tout, les lycéens au début des années 2000 profitaient du déplacement au stade après les cours pour jeter leurs livres de cours et leurs fournitures scolaires sur les joueurs de l’équipe adverse, on ne peut pas trouver meilleure symbole du désintérêt pour le système éducatif et la faillite de ce dernier. Mais depuis la révolution au début de l’année 2011, le désordre qui a suivi a aggravé cette incivilité avec un sentiment d’impunité et un laxisme qui conforte les fauteurs de troubles. Le symbole le plus frappant de ce sentiment d’impunité est la dégradation du comportement de ceux qui sont censés donner l’exemple dans le monde du football : joueurs, entraîneurs et dirigeants. Cette dégradation est montée crescendo jusqu’à atteindre des sommets à partir de 2015.
Hormis l’affaire Khemakhem, on peut citer l’agression d’un juge de touche par le directeur sportif de l’ES Sahel Houcine Jenayah en 2015, sanctionnée par 6 matchs de suspension seulement ; le début de bagarre qui a opposé l’entraîneur de l’ESS Faouzi Benzarti et le médecin de l’Espérance de Tunis Yassine Ben Ahmed en Coupe de Tunisie le 16 Août 2016 (0-1) est un gif qui alimentera tous les bêtisiers.
Le 22 mai 2016, à la fin d’un match-clé pour le maintien en Ligue 1 tunisienne, des membres du staff et des joueurs du Stade Tunisien attaquent violemment le gardien de l’AS Marsa Youssef Trabelsi après un match nul (1-1) qui les envoie en Ligue 2. La suite, c’est Trabelsi, interviewé par la chaîne Attounsiya à la clinique ou il a été admis qui la raconte : « Ça se voyait qu’ils allaient me sauter dessus, j’ai senti, dans le comportement des joueurs du ST dans les 20 dernières minutes, que s’ils pouvaient, s’ils avaient un couteau ou quoi que ce soit, ils m’attaqueraient avec. Au coup de sifflet final, j’ai couru vers les vestiaires pour me mettre à l’abri et là je les ai vus qui me pourchassaient ». A quelques mètres du tunnel qui mène aux vestiaires, le gardien est fauché en pleine course par le garde-matériel du Stade Tunisien et tombe violemment sur la pelouse. Le temps que la police intervienne, sept joueurs adverses l’attaquent avec des coups de pied violents à la tête et au ventre. Trabelsi s’évanouit et reprend connaissance quelques heures plus tard dans une clinique, sans séquelle et dans un état stable.
Encore groggy et un gros bandage à la tête, il poursuit dans l’interview : « Je suis professionnel, j’ai respecté l’éthique sportive. Encore si c’était des supporters qui m’avaient fait ça, limite je comprendrais. Mais là c’est des joueurs. Je peux les recroiser un jour, à un match… Qu’est-ce qu’il se passera ? Et heureusement que je tombe avant le tunnel. Si ça m’était arrivé dans les vestiaires ? Ils m’auraient fait pire, poignardé ou quelque chose de plus grave que ce que j’ai eu. Je me suis réveillé avec des gens autour du lit qui pleuraient, mes proches… Je ne pardonnerai à personne. »
Frustration sociale, régionalisme & revendications
Vitrine de tous les excès, le football en Tunisie fait également office de réceptacle pour toutes les frustrations enfouies d’un pays qui est étouffé par les non-dits et les inimitiés. Deux cas d’école doivent être évoqués : le Club Sportif Sfaxien et l’Etoile Sportive du Sahel.
Suite à l’effervescence à Sfax au cours du mois de mars 2017 en protestation contre l’affaire Khemakhem et les erreurs arbitrales contre le CSS, le journaliste Lotfi Laamari explique que tout est dû à un malaise social : « les sfaxiens et la ville de Sfax sont punis parce que ce sont des travailleurs, une ville qui apporte des ressources à la Tunisie mais qui n’est pas considérée. Cette ville est une ville fantôme qu’on réduit au silence : bosse et ferme ta gueule, tu n’as le droit à rien ! En foot c’est pareil ». Ainsi la frustration de la ville de Sfax et son complexe d’infériorité est évoqué à travers son club de foot, souvent placé, rarement gagnant, toujours pénalisé. Foot et société la main dans la main.
Deuxième cas d’école : l’ES Sahel. Joueurs et supporters sont visés à chaque déplacement par des insultes à caractère régionaliste, le paroxysme ayant été atteint en 2015 à Kairouan, lorsque des supporters locaux ont eu accès au haut-parleur du stade pour hurler ces insultes en direct… Ces attaques multiples ont renforcé au fil des années, dans la région du Sahel, un sentiment d’hostilité vis-vis du reste de la Tunisie. Cette Tunisie qui développerait selon eux une haine viscérale des sahéliens, coupables d’habiter dans une région côtière bien lotie. Cette mentalité « on a besoin de personne, on vous emmerde » est illustrée par cette banderole (ci-dessous) déployée au Stade Olympique de Sousse en 2015 : « Oui au régionalisme, que les autres gouvernorats aillent se faire foutre ». Foot et société, toujours main dans la main.
Le foot est également lié à la société pour la sollicitation de droits et des revendications. Le SG mouture 2016 est un parfait exemple. Engagé en C3 africaine, le Stade Gabésien (SG) voulait que son stade fasse le plein pour le huitième de finale retour contre un adversaire de prestige, les RD Congolais du Tout Puissant Mazembe. Limité pour raisons de sécurité et décisions arbitraires oblige, le nombre de tickets pour le match a été réduit à six mille. Les supporters du SG sont donc sortis manifester dans les rues de la ville pour réclamer plus de tickets. Et la revendication a évolué au fil des heures. Le sujet numéro un pour protester est devenu le suivant : le gouvernorat (équivalent de la région en Tunisie) n’a pas de considération pour les clubs de foot de la région de Gabès et ne fournit ni soutien ni moyens adéquats. Les supporters du club voisin (l’ASG, Avenir Sportif de Gabès) ont flairé le bon coup et se sont joints au mouvement. Tout ce beau monde débarque devant le siège du Gouvernorat, exige plus de tickets pour le match, des moyens, et réclame la démission du gouverneur. Le gouverneur lâche l'affaire assez rapidement face à la foule. Une somme de 400 000 dinars (165 000 euros environ) est accordée à chacun des deux clubs, ainsi qu’un bout de terrain pour construire un complexe sportif commun qui pourra être utilisé par le SG et l’ASG. Le Jackpot. Quand le football permet à une ville d’engranger des ressources.
Les instances sécuritaires : répression, et coups de pouce pour basculer vers le huis-clos
L’actualité de ces derniers jours en Tunisie a été particulièrement agitée : terroristes neutralisés à Sidi Bouzid, protestations sociales à Tataouine. Dans ce contexte, il y a lieu de se demander où se place le foot et sa sécurisation dans la liste des priorités. A cet égard, certaines attitudes et certains actes laissent peu de place aux doutes.
Les troubles dans différents stades (envahissements de terrain) après la révolution en 2011 avaient poussé les instances à décréter le huis-clos perpétuel. Rebelote après le chaos du match de Ligue des Champions Africaine en août 2012 entre l’ES Sahel et l’Espérance de Tunis (0-2, match arrêté). Depuis le retour des supporters dans les stades et un début de renaissance de la ferveur vécue avec l’essor du mouvement Ultra au milieu des années 2000, les autorités font tout pour canaliser les flux populaires, et ne verraient pas d’un mauvais œil un retour du huis-clos histoire que les forces de l’ordre soient déployées ailleurs. Quitte à alimenter la frustration des supporters pour que le vase déborde.
On pourrait citer l’exemple du derby de Tunis de dimanche dernier (violences et tifo du Club Africain volontairement fuité). Mais on peut citer d’autres violences policières à Radès (EST-MO Bejaia, barrage de C3 Africaine en avril 2016) avec le supporter frappé pendant qu’il était transporté sur une civière.
لقطة اعتداء البوليس بالماتراك على المصاب فوق الحمالة
— Espérance ST | ترجي (@EDTnet) 27 avril 2016
La (énième) bavure policière pic.twitter.com/3Vf4zQX8mp
Deux mois plus tard dans la même compétition, à Sousse (ES Sahel contre les marocains du Kawkab Marrakech) les autorités ont laissé les portes du stade Olympique de Sousse closes jusqu’à 10 minutes avant le coup d’envoi sans explication. Juste ce qu’il faut pour qu’une foule se masse à l’entrée, jusqu’au début de bousculade. Sans parler des restrictions de billetterie à géométrie variable et les quotas de supporters par stade arbitrairement fixés au cours deux dernières années.
Ce qui se passe en Tunisie est un exemple de ce qui pourrait se produire ailleurs quand tout va à vau l’eau : Prenez une société irrespectueuse et violente, ajoutez des autorités tout aussi violentes et impatientes de s’occuper d’autre chose, et le sport le plus populaire devient une plaie.