Il y a cinquante-cinq ans aujourd’hui, deux géants sud-américains se rencontraient en finale de la Libertadores. Amis de longue date, leur bataille allait durer et laisser à tout jamais un surnom : les poulets de River.

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Le début des années soixante, on assiste à la naissance d’une nouvelle compétition continentale en Amérique du Sud, la future Copa Libertadores. Depuis les années trente, Uruguayens et Argentins ont pris l’habitude de s’affronter lors de tournoi « amicaux » comme la Copa Rio de La Plata dont le succès donne envie aux autres pays de venir se mêler à la lutte. À la fin des années quarante, Colo-Colo fait pression auprès de la CONMEBOL pour que soit créée une nouvelle compétition, la Copa de Campeones remportée par Vasco en 1948 sert de premier prototype.

Boca - Nacional, River - Peñarol : Les frères du Rio de la Plata

Il faut cependant attendre dix ans pour que le conseil de la CONMEBOL décide la création d’une véritable compétition de clubs, sans doute pressé par la volonté du secrétaire général de l’UEFA, Henry Delaunay, d’organiser une rencontre entre la meilleure formation européenne et la meilleure sud-américaine. L’idée reçoit le soutien de l’Argentine et du Brésil, l’Uruguay s’y oppose dans un premier temps. L’année suivante, lors du 24e congrès du 5 mars 1959, les représentants chiliens font une nouvelle fois pression pour que les choses accélèrent. La commission approuve l’idée, seul l’Uruguay vote contre. Il faut attendre le passage de témoin entre le Brésilien José Ramos de Freitas et l’Uruguayen Fermín Sorhueta à la tête de la CONMEBOL pour qu’enfin les dix membres de la CONMEBOL trouvent un accord. La première édition de la Copa de Campeones de América se tient en 1960, son premier vainqueur sera Peñarol qui conserve son titre l’année suivante avant d’assister à l’émergence du Roi Pelé puis d’un futur géant nommé Independiente.

1966 : la réforme envoie River en Libertadores

Les premiers tournois sont réservés uniquement aux champions nationaux. Ils sont ainsi sept participants en 1960, neuf en 1961 avant que le tenant du titre gagne sa place pour l’édition suivante. En 1965, la compétition prend son nom définitif, Copa Libertadores de América, hommage aux libérateurs du continent. L’année suivante, elle se réforme et ouvre la porte aux vice-champions de chaque pays. L’édition 1966 est donc la première à se disputer à vingt-et-un clubs avec parmi eux un petit nouveau, River Plate.

Le River de 1966 n’est plus la Máquina de la fin des années quarante, celle qui a marché sur l’Argentine, ni la sa petite sœur, la Maquinita emmenée notamment par le duo Labruna – Sívori. En 1966, River est au cœur de la pire période de son histoire, Seize années sans titre. Dans ses rangs il y a pourtant de la qualité, les frères Onega, Jorge Solari, oncle d’un certain Santiago, deux Uruguayens Roberto Matosas, père de Gustavo, aujourd'hui entraîneur, Luis Cubilla, ancien du Peñarol avec qui il a remporté deux Libertadores et futur du Barça, et surtout une légende, Amadeo Carrizo, l’homme qui révolutionna le poste de gardien de but. Vice-champion en 1965 derrière Boca, River est donc invité à prendre part au marathon Libertadores 1966. Des dix journées d’un groupe composé du rival Boca, du duo péruvien Alianza Lima – Universitario et des Vénézuéliens de Lara et du Deportivo Italia, en passant par les six journées de la seconde phase avant le terrible match d’appui disputé au Viejo Gasómetro face au tenant du titre Independiente, il faut en effet dix-sept matchs aux Millonarios pour atteindre la finale. Et en finale, le Millo croise un ogre continental, Peñarol.

Vainqueurs des deux premières éditions, finalistes lors de la troisième, mis KO lors d’un match d’appui disputé au Monumental par un certain Pelé et finaliste de l’édition 1965 puis tombés à Santiago lors d’un nouveau match d’appui face à Independiente, les Carboneros ont déjà remporté une Coupe Intercontinentale, face au Benfica d’Eusebio et sont de loin la meilleure équipe du continent. Dans leurs rangs, aux côtés de papa Forlán, un gardien de légende Ladislao Mazurkiewicz, Pedro El verdugo Rocha, l’homme aux quatre Coupes du Monde et deux merveilles, un Péruvien au nom prédestiné, Juan Joya, fusée technique de l’attaque, un Équatorien, machine à but, la Cabeza Mágica Alberto Spencer, l’un des plus grands joueurs de l’histoire du continent sud-américain. Le tout commandé par Roque Máspoli, ancien gardien champion du Monde au Brésil (lire Uruguay 1950 : La Céleste endeuille le Brésil).

Le match échappe à River

Autant dire que sur le papier, River n’est pas favori, le match aller au Centenario semblant le confirmer puisque les Carboneros s’imposent sans trembler sur des buts d’Abbadie et Joya. Le retour au Monumental donne lieu à une folle course poursuite. Rocha et Spencer donnent à deux reprises l’avantage aux Carboneros mais River s’accroche, revenant rapidement à chaque fois avant de décrocher une victoire à l’arrachée en fin de rencontre grâce à un doublé d’Emindo Onega. Chaque équipe ayant alors remporté une manche, la règle de l’époque impose un match d’appui. C’est alors que l’histoire des Gallinas va débuter. Le retour s’est disputé devant une foule tellement imposante que des chaises avaient été ajoutées au bord du terrain, la pression était extrême. Fatigués d’un voyage et d’un avant-match éprouvant à Buenos Aires – les Carboneros sont venus en taxis et ont terminé leur arrivée au Monumental à pied dans les rues bordant le stade –, les joueurs de Peñarol voient d’un mauvais œil le match d’appui, d’autant que River fait pression pour qu’il ait lieu non pas soixante-douze heures plus tard comme prévu mais quarante-huit heures. Les Argentins obtiennent raison. Deux jours plus tard, River et Peñarol se retrouvent ainsi à Santiago, à l’Estadio Nacional.

River domine la rencontre, mène rapidement au score Onega et Solari donnant une avance de deux buts à la pause pour les Argentins. Tout semble contraire aux Carboneros, le sort du match parait jeté. Côté Millo, on se voit déjà aller battre le Real Madrid en finale de l’Intercontinentale. Tellement sûrs de leur force, les joueurs de Césarini chambrent, évoquent à voix haute le séjour promis par le président Antonio Vespucio Liberti sur la côte d’azur française avant l’Intercontinentale, narguent leurs adversaires. Néstor Gonçalves raconterplus tard que les Carboneros jouent ce jeu, essaient de faire sortir River du match tout en créant un climat de guerre psychologique destiné à unir davantage les siens. Jusqu’au geste qui, selon la légende, déclenche tout. Une frappe un peu faible d’Alberto Spencer est arrêtée de la poitrine par Amadeo Carrizo, ce dernier montre qu’il n’a même plus besoin de ses mains. La goutte d’eau qui réveille les Charrúas. La légende veut que les deux Uruguayens de River, anciens de Peñarol, Roberto Matosas et Luis Cubilla, aient aussi été touchés, Cesarini, leur coach, les accuse ensuite de trahison. Qu’importe, le match bascule, Alberto Spencer se venge de Carrizo, Abaddie égalise. C’en est fini de River, la prolongation est terrible pour le peuple blanc et rouge, Spencer assoit sa vengeance d’un doublé, Rocha achève les Millonarios six minutes plus tard, les joueurs de River terminent les quinze dernières minutes les larmes aux yeux, Peñarol décroche sa troisième Libertadores, les Carboneros iront ensuite dompter le Real en Intercontinentale, Rocha et Spencer continuant à jouer leur rôle de bourreau. À l’hôtel, les deux équipes se croisent de nouveau, les chambrages ont changé de camp, à la cafétéria, un joueur carbonero prend le micro et déclare « avec vous champion d’Amérique et au dîner, les poulets de River !»

Le 29 mai, River joue à Banfield en championnat, les supporters du Taladro décident d’enfoncer le clou. « On avait tout planifié à « Mi Club », une discothèque où nous nous réunissions avec des amis la semaine précédant le match, » raconte l’un des instigateurs qui veut rester anonyme sur un site dédié à Banfield, « on avait parlé de River et de ce qui leur était arrivé à Santiago. On s’est dit qu’on pourrait les chambrer. On s’est mis d’accord avec le commissaire, qui s’est joint à nous. On a gardé le poulet dans un sac et on lui a mis une bande rouge qu’on avait scotchée. » Depuis, l’auteur de la blague se cache, reste anonyme, refuse « de participer aux asados organisés par une filiale de Boca », les invitations du « Secrétaire de la Culture de la Municipalité de Lomas de Zamora qui [lui] a offert 7 000 pesos pour raconter son histoire », préférant ainsi « vivre en paix ».

Mais l’effet est garanti. Le poulet blanc à la bande rouge lâché sur la pelouse ce 29 mai provoquera rires des tribunes, colère des Millonarios. Ce que les auteurs de la blague ne savaient pas encore, c’est que cette image allait rentrer dans l’histoire. Gallinas devient l’un des surnoms les plus accolés à River depuis par ses adversaires. On revoit régulièrement désormais des poulets blancs et rouges qui viennent rappeler cet épisode de Santiago. Cinquante-cinq ans plus tard, son souvenir reste vivace, l’histoire s’étant amusé à parfois venir entretenir cette légende par quelques ratés millonarios restés mythiques.

 

Article initialement publié le 20/05/2016, mise à jour le 20/05/2021

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.