Comme tout grand club d’un pays, Independiente a traversé l’histoire du football argentin porté par des stars et des légendes ayant laissé leur nom dans les mémoires collectives. Mais bien avant Bochini et autres Agüero, le Rojo a connu un joueur unique. Attaquant, milieu de terrain, défenseur et gardien de but, Antonio Sastre a su conjuguer tous les postes à la perfection. Au point d’être considéré par beaucoup comme l'inventeur du football moderne sur le continent sud-américain.
Du savon au Rojo
« Je travaillais dans une fabrique de savon et quand je sortais du travail, j'allais jouer avec mes amis au football. Lors d'un match que l'on effectuait tous ensemble, un dirigeant d'Independiente m'a repéré et m'a demandé de faire un match amical avec les remplaçants du Rojo face à Lanús. Vous imaginez comment je fus enchanté de pouvoir porter ce maillot, mais aussi de rencontrer les joueurs de l'équipe première. Je voulais absolument connaître Manuel Seoane qui était mon idole. J'y suis donc allé, j'ai joué et Independiente m'a à nouveau convoqué pour un autre match amical. Mais juste avant cette rencontre, el Negro [NDLR : Dirigeant de l'Independiente] m'a demandé si je voulais commencer avec l'équipe première car Alberto Lalin s'était blessé. Je n'arrivais pas à y croire, quand il est venu me voir pour m'annoncer cela, j'ai tout d'abord regardé derrière moi pour savoir s’il ne s'adressait pas à quelqu'un d'autre. Au final j'ai disputé cette rencontre et je n'ai plus jamais quitté le groupe ». Lorsque l’on écoute le récit d’Antonio Sastre expliquant comment il devînt footballeur professionnel, son histoire parait simple. Elle est celle d’un jeune garçon qui a eu la chance d’être là au bon moment et lui ouvrir ce chemin qui lui permît de passer de la fabrique de savon à la première division d'un football argentin alors à l'aube du professionnalisme. Et pourtant, Antonio Sastre n'était pas un footballeur comme un autre.
Antonio Sastre est né à Lomas de Zamora en 1911. Siège d'un évêché catholique romain, Lomas de Zamora est une ville de cent-dix mille habitants située dans la zone centre-est de la province de Buenos Aires et fait partie de l'agglomération du Grand Buenos Aires. Il tape dans ses premiers ballons dans le Barrio La Mosca d'Avellaneda, non loin du site actuel de l’Estadio Libertadores de América, son histoire avec le football débutant au sein du petit club Progresista de Avellaneda avec lequel il détonne par sa capacité à lire le jeu, n’hésitant pas à revenir chercher des ballons très bas pour le porter dans le camp adverse. Cette capacité à briser les lignes surprend à une époque où les schémas tactiques sont figés. Sastre est donc repéré par Independiente avec lequel il débute en professionnel le 4 juin 1931 face à Argentinos Juniors à la Paternal.
Ceux qui perdent le ballon et qui restent les bras croisés ne méritent pas d'évoluer sur un terrain de foot
Le footballeur total
Son premier poste est milieu de terrain sur le côté droit placé derrière Facio, Ravaschino, Constante et son idole Seoane. Mais très tôt, Sastre se promène dans toutes les zones du rectangle vert, évoluant à tous les postes pour, à chaque fois, impressionner par son intelligence tactique, son rythme dans ses courses, ses appels et ses dribbles incroyables, tout en étant aussi capable d'endosser le rôle de vilain lorsqu’il était désigné au marquage d'un joueur adverse. Antonio Sastre est tout simplement le premier footballeur polyvalent de l’histoire du football. Son talent ne tarde pas à éblouir les hinchas d'Independiente au point de rapidement devenir l’une des idoles de tout le peuple rojo. Dans le sillage de Sastre, Independiente, dans lequel évolue alors Juan Carlos Corazo, grand-père maternel d’un certain Diego Forlán, grimpe dans la hiérarchie nationale et met fin aux années trente en remportant deux championnats d'Argentine (1938 et de 1939) au cours desquels le Rojo laisse une empreinte indélébile dans les livres d’histoire du football, emmené, devant Sastre, par une machine offensive composée de Vicente De La Mata, José Vilarino, José Zorilla et Arsenio Erico (voir Arsenio Erico, l'ange qui jouait pour le diable) et qui établit un record jamais égalé depuis, celui du plus grand nombre de buts inscrits en championnat (cent quinze buts en trente-deux rencontres lors du titre de 1938, cent trois buts en trente-quatre matchs l’année suivante).
Polyvalent sur le terrain, Antonio Sastre l'est aussi en dehors, continuant en plus de son métier de footballeur à travailler dans une boulangerie dans le quartier de Flores à Buenos Aires. La légende raconte même que lorsque qu'il terminait trop tard le travail après l'entraînement et qu'il n'avait pas assez de temps pour revenir chez lui à Avellaneda, Sastre restait dormir dans la cuisine allongé sur un lit composé de sacs de farine. Il stoppe toutefois ce double emploi en 1937, juste avant le doublé historique, la petite boulangerie de Flores étant alors pratiquement devenue un lieu de culte pour tous les supporters du Rojo. Cette année-là, celui que l'on surnommait alors Sastrin est l'un des joueurs clé de la sélection argentine lors de la Copa América organisée à Buenos Aires que l'Albiceleste remporte après avoir battu le Brésil en finale 2-0 dans le Viejo Gasómetro de San Lorenzo. C'est au cours de cette compétition qu’il acquiert son deuxième surnom, El Cuila, évoluant à la surprise générale au poste de latéral droit durant toute la compétition.
« Je détestais que l'on me prenne le ballon parce que le ballon il faut se battre pour l'avoir et si tu le perds c'est surtout parce que tu as perdu la bagarre. Ceux qui perdent le ballon et qui restent les bras croisés ne méritent pas d'évoluer sur un terrain de foot. C'était comme cela sur le potrero [NDLR : Terrain de terre où se réunissent les jeunes des quartiers populaires en Argentine] que je considérais comme un paradis quand j'y étais » confiait Sastre. Quatre ans plus tard, en 1941, il remporte à nouveau la Copa América avec l'Argentine dans une édition organisée à Santiago de Chile pour célébrer le quatrième centenaire de la ville et qu'il éclabousse de tout son talent. L'Argentine s'impose avec quatre victoires en autant de rencontres, Sastre qui évolue enfin au poste de milieu droit, délivre caviar sur caviar à José Manuel Moreno et à Juan Andres Marvezzi, attaquant de Tigre qui termine meilleur buteur de la compétition.
S’il y avait un Prix Nobel du football, il reviendrait de droit à Antonio Sastre.
Le père du Jogo Bonito
Un an plus tard, El Cuila met fin à sa glorieuse période à Independiente. Le 4 octobre 1942, lors d'un match nul 2-2 face à Platense, il inscrit son ultime but sous les couleurs du Rojo, clôturant ainsi son histoire avec son club de toujours sur un total de cent douze buts en trois cent quarante matchs. À son départ, les éloges pleuvent. Milieu de terrain, attaquant, défenseur, il est même gardien de but à deux reprises en lieu et place de Fernando Bello, la première fois face à San Lorenzo en championnat, la seconde en amical contre le Peñarol, gardant alors ses cages inviolées.
L'aventure argentine se termine. À trente-deux ans, Antonio Sastre s’envole pour le Brésil. Il est repéré par Vicente Feola, futur sélectionneur de la Seleção en 1958, qui fait tout ce qu’il peut pour l’attirer à São Paulo : « Nous avions une très bonne équipe, mais nous avions besoin d'un joueur pour équilibrer notre système. Sastre est venu et l'a très bien réalisé. Avec lui, nous avons été trois fois sacrés champion du Brésil en quatre ans. Je vais dire une chose à tous ceux qui ne l'ont pas vu beaucoup jouer, il avait la même importance qu'avait Zizinho ou encore Gérson. Il avait cette capacité extraordinaire à donner une certaine sérénité à l'équipe sur le terrain ». Sastre arrive dans un football brésilien où seuls les championnats d’États embrasaient le pays, le Brasileirão, championnat national, n'étant pas encore né. Le Paulista est alors dominé par le Corinthians et Palestra Itália, futur Palmeiras, alors que São Paulo n'a plus remporté un seul titre depuis 1931. L'heure est aux ambitions nouvelles, le Tricolor aspirant alors à retrouver les sommets. Un an avant l’arrivée de Sastre, le Tricolor avait réalisé le premier gros transfert de l’histoire du football brésilien en s’offrant le Diamant Noir, Leônidas (voir Leônidas, le Diamant noir).
Sastre est le chaînon manquant, la presse brésilienne, qui ne le connaît pas encore à son arrivée le surnomme « DeSastre » prédisant une catastrophe. Très vite, elle doit raviser son avis. « Quand je suis arrivé à São Paulo, je ne me suis pas adapté rapidement. La presse disait même que São Paulo avait acheté un Bondi [NDLR : mot utilisé en Argentine venant de l'argot pour définir un bus], me comparant à un vieux tramway, à un joueur un pré-retraite. Nous avons perdu nos deux premières rencontres et l'entraîneur a démissionné. Joreca a pris l'équipe en main. Personnellement, je n'étais pas habitué à m'entraîner tous les jours ni à réaliser les collations d'avant match. J'ai donc fini par aller lui parler pour lui demander si je pouvais venir directement au stade le dimanche avant avoir déjeuner. Il a accepté et le premier match que nous avons joué sous ses ordres nous avons gagné 9-1 face à la Portuguesa. J'ai mis six buts ».
Prêté une saison pour 10 000 pesos argentins, Sastre reste trois ans à São Paulo, le club finissant par régler son transfert contre 30 000 pesos argentins. Déjà connu comme un joueur polyvalent, Sastrin devient le maître à jouer de l’équipe pauliste, chargé d’alimenter Leônidas. Les histoires de jalousie entre les deux stars de l’équipe passées, dans un Brésil pris dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, le sentiment antiitalien et antiallemand étant alors à son paroxysme, le Tricolor devient le Rolo Compressor. Champion paulista en 1943, 1945, 1946 et vice-champion en 1944 (Palmeiras remporte le titre cette année-là), São Paulo impose un nouveau style, plante sur le sol brésilien la graine du futur Jogo Bonito avec Antonio Sastre comme principal architecte . « Les Argentins veulent souvent copier sur nous les Brésiliens, mais ils oublient très souvent que c'est un Argentin venu vingt ans plus tôt qui nous a enseigné le football. Il s'appelait Antonio Sastre », déclare Osvaldo Brandão, entraîneur de légende au Corinthians et à Palmeiras des années quarante, à Juvenal, journaliste au Gráfico, en 1967. Les succès du Tricolor stabilisent le club qui prend alors une autre dimension et commence à diversifier ses activités sportives. Âgé de trente-cinq ans, Antonio Sastre décide alors de raccrocher les crampons et malgré l’insistance de São Paulo pour le faire rester. En guise d'hommage, le club paulista lui dédie un buste à l'entrée du Morumbi et organise un match face à River Plate pour son départ que le Tricolor perd 2-1 avec un dernier but d’Antonio Sastre
Dernière pige et retrait du football
Dans le vestiaire, el Cuila reçoit alors une visite quelque peu inattendue. « Je ne sais pas quand tu comptes rentrer au pays, mais quand tu auras posé un pied en Argentine, considère toi comme un joueur de River Plate. Les chiffres sur le contrat c'est toi qui les fixera », lui annonce Antonio Vespucio Liberti, président de River Plate. Sastre le remercie pour l’offre mais la décline. Alors retraité, une fois de retour en Argentine, il rend visite à son vieil ami Roberto Sbarra, alors entraîneur d'un Gimnasia La Plata qui lutte pour remonter en première division. Il décide d’inviter Antonio à s'entraîner avec l'équipe première. Sastre accepte cette proposition et, dans l'après-midi, qui suit son premier entraînement, ne résistant pas à l’appel du terrain, il met fin à sa retraite pour signer avec le Lobo. Il joue une saison, marque à quatre reprises en quatorze rencontres et le Gimnasia, champion de seconde division pour la deuxième fois de son histoire, retrouve l'élite. À trente-six ans, c'est alors le clap de fin définitif.
Antonio Sastre quitte définitivement le monde du football, continue à gagner sa vie avec son propre kiosque à journaux puis en créant une société de sécurité. En 1980, la Fondation Konex, très réputée en Argentine, lui attribue le diplôme du mérite aux côtés de quatre autres footballeurs : Adolfo Pedernera, Alfredo Di Stéfano, Diego Maradona et José Manuel Charro Moreno. Le 23 novembre 1987, Antonio Sastre décède d'un AVC à l'âge de soixante-seize ans. La première grande légende du football argentin disparaît ainsi dans sa maison, là où tout avait commencé, à quelques rues du stade de son Independiente.
À l’annonce de son décès, el Gráfico lui consacre un article. Julio César Pasquato, plus connu sous le nom de Juvenal, légende du journalisme argentin, écrit alors : « Écrire sur Sastre est une obligation. S’il est un point de référence fondamental pour comprendre pourquoi le football argentin est aujourd'hui tel qu’il est, c’est parce qu'il existe quelqu'un comme Antonio Sastre, pour comprendre comment Independiente en est arrivé là, c'est parce qu'il existe quelqu'un comme Antonio Sastre. Il lui a donné son style, sa vocation et sa philosophie du football. Sans aucun cri, sans aucun geste, sans jamais donner la sensation qu'il donnait un ordre, il arrivait à équilibrer ses coéquipiers et une équipe entière sur le terrain. C'est Antonio Sastre qui a inventé le football moderne. Antonio Sastre, le polyvalent. Antonio Sastre, l'homme qui occupait tout le terrain et tous les postes. Antonio Sastre, l'illustre prédécesseur d’Alfredo Di Stéfano et de Johan Cruijff. Antonio Sastre, le créateur du football total en Argentine. Il est important de se répéter. Notre football a une histoire très riche. Nous sommes ce que nous sommes, Independiente est ce qu’il est car dans les années trente, il y eût quelqu'un qui se nommait Antonio Sastre ».