Lorsqu’il s’agit d’évoquer les spécificités de la sélection nationale uruguayenne, bon nombre de spécialistes résument leur argumentaire en une expression : la garra charrúa. Utilisé comme terme fourre-tout par beaucoup, il représente pourtant bien plus qu’une simple « grinta » italienne mise à la sauce uruguayenne. Tentative de définition.
Les indiens nomades incarnation de la résistance
Pour envisager donner une signification au terme garra charrúa, il faut bien évidemment rappeler à qui il renvoie : les Charrúas. Ayant émigré sur les rives du Río de La Plata au cours des 4000 années précédentes poussés vers le sud par les Guaraní, les Charrúas sont un peuple d’indiens semi-nomades occupant donc l’actuel Uruguay mais aussi les rives argentines du Río de La Plata et une partie du Brésil. Ils ne sont que quelques milliers lorsque les Européens envahissent le continent, mais ils sont les premiers résistants.
Dès 1516, le premier conquérant à poser le pied sur le sol du futur Uruguay, Juan Díaz de Solís est assassiné avec plusieurs de ces guerriers indiens. Si les historiens se demandent depuis si cet acte longtemps attribué aux Charrúas n’est pas finalement l’œuvre des Guaraníes, il reste le point de départ d’une résistance qui dure des siècles et dans laquelle les Charrúas jouent un grand rôle. Malgré leur faible nombre, avec cette farouche volonté de défendre leur dignité, leur indépendance, leur sol, ils sont de redoutables guerriers qui, alors qu’ils ont essuyé de terribles campagnes d’épuration menées par les gouverneurs espagnols à Buenos Aires au milieu du XVIIIe siècle mais rejoignent les rangs de l’armée libératrice de José Artigas.
Après l’indépendance puis l’exil d’Artigas, les Charrúas sont massacrés le 11 avril 1831 lors de la réunion de Salsipuedes dans un génocide qui pour certains n’est rien d’autre l’acte de naissance de l’Uruguay en tant que pays, le génocide était ordonné par le Général Fructuoso Rivera, premier Président de la République Orientale de l'Uruguay. Les quatre derniers représentants sont « exposés » en 1833 à Paris comme des animaux et il faudra attendre 2002 pour que le président Chirac autorise le renvoi de la dernière dépouille Charrúas sur ses terres natales. Le débat anime encore et toujours les historiens et les politiques, les propos de l’ancien président de la république uruguayenne, Julio Maria Sanguinetti illustreront parfaitement à quel point celui-ci est profond : dans éditorial à El Pais, l’ancien président réfute l’héritage et minimise l’importance du massacre dans l’histoire de la construction nationale. Il faut dire que leur héritage en tant que tel n’existe pas, l’extermination va jusqu’aux textes. En 1925, dans la livre du centenaire de l’Uruguay, on trouve la définition de ce qu’est un uruguayen : « un homme de race blanche, entièrement d’origine européenne, les races indigènes qui habitaient cette région lors de sa découverte et de sa conquête, n’existent plus », l’Uruguay étant « le seul pays qui ne compte aucune tribu indienne ni à l’état sauvage, ni à l’état domestique ». Aucun charrúa donc pour définir quelque valeur typiquement uruguayenne. Le terme doit attendre l'entrée dans le nouveau siècle pour refaire surface.
L’héritage des combattants
Car l’association de la garra charrùa à la sélection nationale ne s’est pas faite immédiatement. D’abord connue pour sa capacité à réinventer le football, à proposer un football léché, la Celeste devient l’héritière des valeurs charrùas bien plus tard. La première apparition du terme garra remonte à 1935 et une finale de Copa América, alors Campeonato Sudamericano, face au voisin et non moins rival argentin. L’Uruguay et l’Argentine sont les deux grandes nations de la première partie du siècle et font alors triompher le football rioplatense, qu’on peut résumer comme une sorte de football total aux JO de 1924 et 1928 puis à la Coupe du Monde de 1930. Trois compétitions remportées par l’Uruguay qui impressionne alors l’Europe du football. Ce jeu, héritage de l’appropriation du foot britannique par les criollos, les locaux donc, est fait d’inspiration, de technique. Mais en 1935, l’Uruguay ne présente que trois champions du monde sur le terrain, tous vétérans évidemment, et ne convainc pas pour atteindre la finale quand l’Argentine écrase tout le monde (Chili et Pérou en ont chacun pris 4). Pourtant, en finale, victoire 3-0 de la Celeste en trente-cinq minutes, nette et sans bavure. La presse évoque alors cette garra qui permet à l’Uruguay de retourner toutes les situations, de gagner quand il le faut. Dans la littérature des années soixante, on parle alors de garra celeste. Le terme charrùa vient au fil du temps, sur les décades suivantes et est fortement associé au football, alimenté notamment dans les années quatre-vingt-dix et prent de l’ampleur début des 2000 avec le rapatriement des restes de Vaimaca Peru, l’un des quatre charrùas envoyés à Paris, mais surtout, comme le démontrer Gustavo San Roman en 2005 dans le Bulletin Hispanique, est avant tout une création de presses étrangères à l’Uruguay (espagnoles, chilienne ou mexicaine par exemple) et fortement utilisé d’abord par les Uruguayens exilés de par le monde. La garra charrùa, c’est ainsi la réconciliation de l’Uruguay avec ses origines indigènes grâce à ce qui fait partie de son identité : le football. Reste que pour la plupart des médias, la garra charrùa se résume à un engagement souvent limite (voire au-delà), une agressivité démesurée, une sorte de « tous les coups sont permis » qui permet de retourner toutes les situations pour finalement s'imposer. Qu'importe si les statistiques le démentent. En 2017, une étude très sérieuse est menée par Pablo Sartor et se base justement sur les simples faits statistiques. Elle vient mettre à mal cette croyance. Depuis 2005, l’Uruguay a remporté plus de rencontres amicales qu’officielles (13% de plus). À titre de comparaison, sur la même période, le Venezuela a fait l’inverse (16% plus de victoires officielles qu’en amical). Si l’Uruguay a remporté 54% des matchs couperet qu’il a disputé dans l’histoire (en club ou en sélection), depuis 1989, le pays a connu vingt-deux finales et n’en a gagné que quatre ! Si le terme peut avoir de multiples définition, pour nombre d’Uruguayens, la garra charrùa, l’esprit charrùa, c’est se battre avec bravoure et jusqu’au bout, s’engager complètement dans le combat et tout donner, ne pas hésiter à se sacrifier pour la cause nationale.
Des années trente au Maracanazo, elle ne cesse depuis d’apporter de nouvelles illustrations de son incroyable combativité, de ce supplément d’âme qui fait d’elle un adversaire d’autant plus délicat à écarter qu’on en fait un perdant au départ. La garra charrùa est aujourd’hui la marque de fabrique de la Celeste, elle est devenue son identité à tel point que chaque compétition vient alimenter en nouvelles anecdotes les principes du don de soi, du sacrifice pour la cause nationale. Si son plus grand défenseur était son capitaine Diego Lugano, l’homme qui n’avait de cesse de rappeler que « la sélection est au-delà des hommes, des noms, des capitaines », La garra charrùa, c’est la main de Suárez qui sacrifie sa Coupe du Monde pour aider ses coéquipiers à se qualifier. Ce n’est pas sa morsure sur Chielini qui prive l’Uruguay de son attaquant vedette en 2014 et met la sélection en danger. Car dans l’esprit charrùa l’individu s’inscrit dans un collectif, le groupe est au-dessus, comme l’a rappelé Obdulio Varela en 1950 lors du Maracanazo, comme il est depuis transmis en sélection. C'est cet héritage, celui de fiers combattants aujourd’hui disparus, que les ancêtres ont exterminés et qui ont été longtemps oubliés et qui, malgré un combat annoncé perdu d’avance, se sont donnés corps et âme pour défendre leur dignité et leurs terres et que le football a fini par réconcilier avec un pays qui a longtemps tenté de les rayer de son livre d'histoire.