Alors qu'aujourd'hui Uruguay rime avec garra charrúa, l’histoire de la sélection uruguayenne est bien plus riche et son impact sur le football mondial bien plus grand. Démonstration avec la révolution des années 20.

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« Sur les terrains de Buenos Aires et de Montevideo, un nouveau style était né. […] Les joueurs de football ont créé leur propre langage dans ce petit espace où ils ont choisi de garder et posséder le ballon plutôt que de taper dedans. […] Dans les pieds des premiers virtuosos criollos, el toque, le toucher était né : le ballon était gratté comme s’il était une guitare, il était une source de musique. » Eduardo Galeano, El fútbol a sol y sombra.

Quand l’Europe découvre un autre football

1924, Paris. Pour la première fois, un pays sud-américain vient participer à une compétition internationale : les Jeux Olympiques. Lorsque le groupe uruguayen débarque en France, il est une attraction, représentation d’un football exotique. Personne ne sait alors que la Celeste est ce qu’il se fait de mieux en Amérique du Sud, ayant remporté cinq des huit premières Copa America. Leurs premiers adversaires, la Yougoslavie, décidèrent alors d’aller les espionner à l’entraînement la veille du match d’ouverture les opposant. Malins, les Uruguayens cachent leur jeu, offrent aux espions une parodie d’entraînement. Les Yougoslaves et les médias d’alors imaginent que l’exotisme sud-américain ne durera que le temps d’un match. Le choc est immense.

Nous avons ici le vrai football. En comparaison avec celui-ci, celui que nous connaissions avant, celui que nous jouions, n’était rien d’autre qu’un jeu de cours d’école" Henry de Montherlant

Le drapeau monté à l’envers, une marche brésilienne en lieu et place de leur hymne national ne viendront pas perturber la Celeste, elle va alors réciter un nouveau football, inconnu en Europe. Un jeu technique fait de courtes passes et de mouvement, ce que l’Europe appellera bien plus tard le toque vient de débarquer sur les pelouses françaises. La Yougoslavie est balayée 7-0 devant 2000 spectateurs conquis. L’Uruguay avance, élimine les USA avant d’affronter le pays hôte en quart de finale. 2000 au premier tour, 10 000 en huitièmes, ils seront 45 000 à Colombes à assister à la nouvelle leçon donnée par la Celeste à une équipe européenne. La France réussit l’exploit d’inscrire un but mais en encaisse 5, dépassée par la vitesse et la technique du onze uruguayen. « La foule se bousculait pour voir ces hommes, glissant comme des écureuils, qui jouaient aux échecs avec un ballon. L'équipe anglaise avait mis au point la longue passe et la balle haute, mais ces enfants déshérités de la lointaine Amérique n'a pas marché dans les pas de leurs pères. Ils ont choisi d'inventer un jeu de courtes passes directes au pied avec des changements de rythme foudroyants et des dribbles rapides ». Les Pays-Bas sont vaincus en demie, la Suisse dominée en finale. L’Uruguay remporte ses cinq matchs, inscrit 20 buts et n’en encaisse que 2 posant sur le territoire européen un nouveau football. Les joueurs sont ovationnés et font, pour la première fois, un tour d’honneur pour saluer la foule. Les suiveurs sont conquis. Henry de Montherlant écrira avoir eu une « révélation. Nous avons ici le vrai football.  En comparaison avec celui-ci, celui que nous connaissions avant, celui que nous jouions, n’était rien d’autre qu’un jeu de cours d’école ». Alors que le football anglais est considéré supérieur, Gabriel Hanot résume d’une phrase « c’est comme comparer des purs sangs arabes à des chevaux de ferme ».  

Les premières stars

De ce collectif, plusieurs joueurs émergent. José Nasazzi, « El Gran Mariscal » (le grand maréchal), véritable leader de l’équipe, est le premier joueur-coach sur le terrain organisant son équipe pendant les matchs. Il est le patron d’une équipe qui gagne 4 Copa America, 2 JO et décrochera la première couronne mondiale et laisse son nom dans l’histoire du football avec le Bâton du même nom, trophée virtuel, relai passé entre un champion du monde et ses futurs adversaires. Pedro Petrone est le premier véritable avant-centre de l’histoire (le central de la ligne de 5 de devant jouaient habituellement en position plus reculée que les quatre autres attaquant, Petrone sera le premier à jouer en pointe – sa position entraînera une réforme de la règle du hors-jeu). Héctor Scarone, « el Mago » (le magicien), légende du Nacional passé par le Barça et l’Inter, est encore aujourd’hui le troisième meilleur buteur de l’histoire de la sélection. Enfin, la pépite José Leandro Andrade. Descendant d’esclave, Andrade éclabousse la France de sa technique, sa vitesse, sa capacité à éliminer. Il acquiert le surnom de « Maravilla Negra » et reste la première star noire de l’histoire du football avant de mourir aveugle et dans la pauvreté la plus totale dans un asile de Piñeyro del Campo à 55 ans (son histoire est à lire ici). Ces noms sont les premières légendes du football international, et restent encore ancrés dans l’histoire sud-américaine.

L’apogée du football rioplatense

La clé du succès uruguayen est dans l’appropriation du football par le peuple. Ondino Viera explique alors que livrés à eux-mêmes, ils « ont joué pendant vingt ans pour devenir des footballeurs complets, maitrisant le ballon  sachant le dompter et non se contenter de taper dedans. C’est un football d’inspiration qui n’a pas été bâti ni formaté par l’école européenne. C’était notre football, celui de la propre école que nous avons bâtie. » Lorsque le victorieux représentant de ce football rioplatense rentre sur son continent, il s’incline face à l’Argentine avec qui il va poursuivre sa domination mondiale. Quatre ans plus tard, l’Uruguay est de retour en Europe accompagné par son voisin. Le football rioplatense écrase la planète football quand les deux équipes se retrouvent en finale. Comme l’écrit Jonathan Wilson dans « Inverting the Pyramid », si les « Argentins sont des cigales, les Uruguayens sont les fourmis ». A l’élégance et l’individualisme argentin, l’Uruguay, co-développeur de ce football, y ajoute la dimension tactique. Capable de « jouer en bloc » comme on l’écrirait de nos jours et de changer de système au cours d’un match, la Celeste des années 20 théorise une nouvelle façon de jouer avec un ballon, ajoutant à sa virtuosité technique, un sens du collectif, un ballet synchronisé que l’on ne retrouvera en Europe qu’avec les Hongrie des années 50 puis les Pays-Bas des années 70. Ces précurseurs du football total remportent de nouveau les Jeux Olympiques de 1928.

De Colombes à Amsterdam, futur noms donnés aux tribunes de son Centenario, l’Uruguay laisse un héritage unique au football mondial dans les années 20 : celui d’une nouvelle façon de jouer. Prophète du football rioplatense, apôtre du football total,  La Celeste vient donner au football une dimension artistique. Plus jamais ce sport ne se jouera alors de la même façon. 

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.