Pour bon nombre d’Européens, 1953 est marqué par la démonstration hongroise à Wembley, l’apogée du Onze d’Or. Mais cette même année n’est pas sans importance en Uruguay. Elle reste celle de la revanche sur le créateur.

bandeauedition

Le 31 mai 1953, les Anglais affrontent pour la première fois l'Uruguay. Ce match amical, disputé dans le cadre d'une tournée sud-américaine, est le premier affrontement entre la Celeste et l'Angleterre. Le combat est celui du créateur du jeu, qui a longtemps refusé de participer aux compétitions internationales, contre l'équipe qui a dominé les trente dernières années au niveau mondial, des Jeux Olympiques de 1924 au championnat du monde brésilien de 1950. L'Uruguay gagne ce match, la créature se retourne contre son créateur. Ce match n'est pas d'une importance capitale, ce n'est qu'un amical, mais, pour les Uruguayens, il couronne définitivement la meilleure équipe du monde. En voici la raison.

La légende Noire

La légende noire consiste à remettre en cause les trois premières étoiles, les trois premiers titres uruguayens. Premièrement, l'Angleterre était absente de ces grandes compétitions. On peut se demander s'il la sélection anglaise n'aurait pas pu gagner si elle avait été présente. Ce point est mis en avant par les uruguayens eux-mêmes. Malgré la présence des anglais à la Coupe du Monde 1950, le 7 mai 1953, le journal El Mundo Uruguayo indique « que les Uruguayens sont champions du monde, mais les Anglais, qui ne disputent pas ces tournois, sont meilleurs ». Les locaux savent ce qu'ils doivent aux Anglais qui ont eux-mêmes lancés le football en Uruguay à la fin du XIXe siècle en créant des équipes comme Albion ou le CURCC (aujourd'hui Peñarol). Encore aujourd'hui, les Uruguayens conservent une grande admiration du football anglais dont le championnat est plus suivi que le championnat d'Espagne, même si Suárez a, un temps, changé les choses. 

Deuxièmement, l'Uruguay joue de façon violente, avec un excès d'engagement. On retrouve ces éléments de langage à chaque match de l'Uruguay pour les commentateurs qui mettent en avant les capacités physiques et mentales des joueurs uruguayens. Ceci a toujours constitué un élément d'excuse pour les équipes battues par l'Uruguay. Ce fût le cas dès la première victoire en Coupe du Monde contre l'Argentine en 1930, après laquelle les Argentins se sont plaints de la violence des Uruguayens. Sur le terrain, cela correspond à l'idée qui a été créée de « Garra charrúa », qui tend à justifier les performances d'un « petit pays » comme l'Uruguay par l'engagement mis sur le terrain et non par la qualité du jeu produit.

Il y aurait beaucoup à dire sur ces deux points. Sur le fait que l'Angleterre a, d'elle-même refusé de participer à la Coupe du Monde 1930 et passant plusieurs décennies à tout faire pour empêcher le développement d'une telle compétition, ou sur la beauté et la qualité technique du football uruguayen. Mais dès 1953, les journalistes voient dans ce match à venir contre l'Angleterre la justification ultime de leur domination footballistique et une réponse aux détracteurs de la Celeste, aux jaloux de tous bords.

Partido del Siglo

À 15 heures, le 31 mai 1953, un dimanche ensoleillé de fin d'automne, dans un stade Centenario rempli de 66 000 personnes, les joueurs entrent sur la pelouse. Côté uruguayen, on retrouve plusieurs champions du monde, du gardien Máspoli, Andrada ou Míguez. Ghiggia est absent, il vient de valider son transfert en Italie et ne jouera plus pour l'Uruguay. Obdulio Varela est blessé. Coté Anglais, on retrouve des piliers de la sélection comme William Wright ou Tom Finney. On retrouve également Tommy Taylor et Johnny Berry, deux jeunes attaquants de Man United qui seront tous les deux victimes de la catastrophe de Munich cinq ans plus tard, le premier mourant dans l'accident d'avion, alors que le second, blessé, ne pourra plus rejouer au football.

La sélection anglaise vient de gagner au Chili mais de perdre contre l'Argentine lors du premier match de sa tournée. En Argentine, le match a également fait l'objet d'une vaste couverture médiatique (on peut voir l'un des buts sur youtube). Cette confrontation en Argentine fait que le 14 mai est considéré jour du footballeur, encore aujourd'hui. À Buenos Aires, le match a fait l'objet d'une retransmission en direct à la télévision à Colonia où s'est déplacé le staff technique uruguayen. Colonia est la ville la plus proche de Buenos Aires, mais côté Uruguayen, de l'autre côté du Rio de La Plata. Cette retransmission avait été une première entre les deux pays, la première retransmission « internationale » d'un match de foot en Amérique du Sud.

Au Centenario, l'Uruguay se détache assez rapidement et ouvre le score dès la 27e minute par Abbadie, d'un joli tir croisé de l'entrée de la surface. L'attaquant Míguez double la mise de la tête à la 60e minute. Malgré une réduction de l'écart tardive, les Anglais ne reviennent pas sur les Uruguayens qui s'imposent 2 buts à 1.

Les journaux locaux mettent en avant le jeu de passe ainsi que le milieu de terrain qui a fait la différence face aux Anglais. « Un Soir de gloire Celeste ». Mais ces derniers mettent surtout en avant le fait d'avoir battu « les maîtres du football » comme l'écrit le journal La Mañana. Même les journalistes anglais reconnaissent le talent et la maîtrise uruguayenne. Charles Buchan, journaliste présent sur place, présente l'Uruguay comme la meilleure équipe qu'il ait jamais vue. Les joueurs anglais, comme Alf Ramsey, reconnaissent également leur défaite et souhaitent avoir une revanche sur terrain neutre. Ce sera chose faite l'année suivante lors du Mondial Suisse. L'Uruguay s'impose de nouveau (4-2) après avoir battu les Ecossais 7 à 0 en phase de groupes.

Une question d'orgueil

Ce match amical est resté dans les annales coté uruguayen comme une justification de la domination uruguayenne sur le football mondial de 1920 à 1950. L'Uruguay a prouve son statut en battant les grands absents des précédentes compétitions. Et ils ont raison car, malgré tout, les Européens continuent d'inclure le football uruguayen des années trente et cinquante dans une sorte de préhistoire violente comme l'était le football en Angleterre en 1870. Pour justifier les victoires de l'Uruguay, on préfère retenir les actes de bravoure comme la main de Suárez ou les aboiements de Lugano. Mais c'est ôter à l'Uruguay une culture footballistique incommensurable et des joueurs techniques magnifiques. Ce match du siècle est là pour nous le rappeler.

 

 

Article initialement publié le 31 mai 2020, dernière mise à jour le 31 mai 2023

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba