Le 2 juillet 1994, la Colombie se réveille dans l’horreur. Buteur malheureux d’un match perdu d’avance en Coupe du Monde, Andrés Escobar est exécuté dans les rues de Medellín. Avec lui, s’envole alors un rêve de joie.

L’enfant prodige, le nouveau visage de la Colombie

Né à Medellín à la fin des années 60 dans une famille issue de la classe moyenne, Andrés Escobar est un enfant sage, sérieux à l’école, discret. Tous les jours après l’école, il s’en va taper dans le ballon, le football est une de ses obsessions. Très vite, autour des terrains, les observateurs remarquent ce garçon longiligne à l’élégance particulière qui finit par chercher à oublier dans le football le chagrin d’une maman partie trop vite. Ainsi quand vient l’heure du choix entre poursuivre ses études et prendre la route du football, il n’hésite pas, Andrés se tourne vers les rectangles verts. Alors qu’il a tout juste 20 ans, il évolue avec la réserve du prestigieux Atlético Nacional et Francisco Maturana, subjugué par son talent mais aussi l’homme qu’il est en train de devenir, l’appelle alors pour jouer avec les pros, prenant ainsi la place de Norberto Molina. Un an plus tard, il prendra cette même place en sélection et inscrira son unique but avec le maillot jaune, une tête face à l’Angleterre.

A la fin des années 80, le football colombien est un football quasi anonyme, qui n’a jamais gagné à l’internationale, n’a jamais véritablement brillé à l’exception d’une courte période à la fin des années 40, faute de savoir retenir ses talents ou d’en attirer d’autres. L’injection d’argent (sale) du narcotrafic permet d’inverser cette courbe en attirant de grands joueurs pour certains clubs, en conservant leurs pépites pour d’autres. C’est le cas de l’Atlético Nacional qui peut ainsi travailler avec la sérénité apportée par l’assurance de pouvoir retenir ses jeunes. Et ainsi d’accélérer le temps. Alors que sa carrière ne fait que véritablement débuter, Andrés se retrouve propulsé en finale de la Libertadores 1989 au sein d’une formation surprise qui peut écrire l’histoire. Battus 2-0 au Paraguay face à Olimpia, les Verdolagas doivent inverser la tendance à Medellín. Ils y parviennent et arrachent ainsi une séance de tirs au but qu’Andrés va ouvrir. Au terme de celle-ci, l’Atlético Nacional devient le premier club colombien à soulever le plus grand des trophées. Andrés a 22 ans, il est alors en route pour une carrière exceptionnelle.

Quelques semaines plus tard, l’assassinat de Luis Carlos Galán, journaliste et candidat à la présidence de la république qui voulait lutter contre la corruption générée par le pouvoir des cartels, la Colombie entre dans sa période la plus dure. C’est l’heure des règlements de comptes et de la chasse à l’homme. Une guerre sans merci se propage dans le pays, la Colombie a basculé dans l’ultra-violence. Après une courte pige en Suisse, Andrés est revenu au pays, à l’Atlético Nacional. Devant le climat qui agite son pays, une seule question hante son esprit : comment utiliser sa position pour l’aider ? Alors il se tourne vers la jeunesse. Finance la scolarisation des défavorisés, aide les démunis, utilise son argent pour des causes sociales. Sur le terrain, la sélection prend une autre dimension, elle devient un symbole, l’image d’une autre Colombie, Andrés en est son porte drapeau, son plus beau représentant.

Sous Maturana, les Cafeteros n’ont qu’une consigne majeure, celle de jouer comme ils le ressentent, sans peur, procurer du plaisir. C’est ce qu’ils font. La sélection devient l’âme du pays, elle représente ce que les Colombiens sont au plus profond d’eux-mêmes. La campagne de qualification ne fait que poursuivre une longue montée en puissance d’un football total fait de joie et d’inspiration. Jusqu’à son paroxysme, le dernier match opposant la Colombie à l’Argentine, dernière chance pour l’Albiceleste de priver les Cafeteros d’une qualification directe. Accueillie sous les huées et les insultes, la Colombie joyeuse d’Andrés et sa bande récite un football parfait, humilie l’Argentine, retourne le Monumental. La sélection change drastiquement l’image du pays. Emmenée par Escobar, elle est annoncée comme l’une des grandes favorites de la prochaine Coupe du Monde.

Coupe du Monde 1994, du rêve au cauchemar

Deux mois après l’historique qualification, un autre Escobar, Pablo, est assassiné à Medellín. La violence va alors crescendo, Pablo Escobar ne contrôlant plus l’underground, chacun cherche à imposer sa loi, à prendre le pouvoir. L’insécurité ne fait que croitre, chaque rue devient dangereuse, chaque personne une menace. La protection dont les footballeurs disposaient jusqu’ici saute. Le fils de 3 ans de Chonto Herrera, l’ami le plus proche d’Andrés en club et en sélection, est kidnappé avant d’être sauvé, Andrés et sa petite amie échappent de peu à la mort, arrivant quelques instants après l’explosion d’une bombe en plein Medellín. A l’heure de s’envoler pour les Etats-Unis, la tension est à son maximum autour des footballeurs et leurs familles, la sérénité et la joie procurées lors des mois précédents semblent alors bien éloignées.

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Avant de disputer sa deuxième Coupe du Monde, Andrés a déjà un avenir tout tracé. Contacté par le Milan AC, il rêve déjà de son avenir en Italie mais veut d’abord ramener des sourires sur les visages de son peuple. Pour cela, il faut réussir la Coupe du Monde. Malheureusement, le premier match est raté. Privé de René Higuita, jeté en prison quelques semaines auparavant, la Colombie se fait piéger par la Roumanie de Gheorghe Hagi auteur d’un but entré dans la légende. Plus que la défaite en soit, ce premier match marque le début d’une plongée en enfer pour la sélection. Outre l’impact psychologique, les nouvelles venues du pays sont dramatiques, une chape de plomb s’abat sur la sélection. De nombreux parieurs ayant perdu plus que de simples illusions d’entrée de compétition, une mano negra vient de saisir la sélection. Au retour à l’hôtel, Chonto Herrera apprend que son frère a été assassiné à Medellín, il veut alors rentrer mais Andrés le convainc de rester, le persuadant que le pays a besoin d’eux. Mais la tension ne fait que monter. Dans le documentaire « The Two Escobar », les joueurs racontent l’arrivée de Francisco Maturana en larmes, expliquant aux joueurs qu’ils ont reçu des menaces de mort, que si Gómez jouait, ils seraient tous exécutés, les menaces sont alors diffusées sur les télévisions des joueurs à l’hôtel. Tout le monde appelle sa famille placée sous protection policière. Gómez ne jouera pas ce deuxième match, ne jouera plus au football. Les rêves de joie d’Andrés sont envolés. Plus question de représenter le pays, le deuxième match n’est qu’un long calvaire, il va alors prendre une dimension tragique lorsqu’à la 35ème minute, Andrès se jette sur un centre de John Harkes et trompe son propre gardien. A Medellín, le fils de María Ester, sa sœur, a alors ce terrible pressentiment : « ils vont tuer Andrés. »

Ils ont tué la joie

La sélection rentre au pays, Andrés retrouve les siens, finit par oublier autant qu’il le peut le seul but qu’il a inscrit contre son camp durant toute sa carrière. 10 jours après ce maudit 22 juin, il appelle Chonto Herrera pour sortir en ville. Maturana le lui avait déconseillé mais Andrés voulait être auprès de son peuple. Vingt ans plus tard, pour El Espectador, Jesús Albeiro Yepes, procureur chargé de l’affaire Andrés Escobar racontera cette terrible nuit du 2 juillet 1994.

« Andrés était dans une discothèque avec Juan Jairo et deux amies. Depuis leur table, Pedro et Santiago Gallón et leurs amis ont commencé à crier « Contre ton camp Andrés, contre ton camp. » Ils l’ont provoqué à plusieurs reprises. Le footballeur leur a demandé de se montrer respectueux et s’est éloigné. Quand il est sorti, alors qu’il était en voiture, il s’est rendu compte que ses agresseurs l’attendaient sur le parking. Il leur a parlé de nouveau, a discuté avec Pedro Gallón, puis son frère aîné Santiago est arrivé pour lui faire des reproches. Humberto Muñoz, leur chauffeur, écoutait ce qu’il se disait et est discrètement descendu de sa camionnette. Pendant que Santiago répétait à Andrés qu’il ne savait pas « à qui il avait affaire », Muñoz s’est approché et lui a tiré six balles dans la tête. »

L’affaire est résolue en quelques heures. Humberto Muñoz, chauffeur et garde du corps des frères Gallón, anciens du cartel de Pablo Escobar passés depuis chez les Pepes, les tristement célèbres "Perseguidos por Pablo Escobar", l’opérateur des sales boulots conduisant à la mort de leur ancien patron depuis trahi sans ménagement, est seul et unique coupable. Tout est bien évidemment orchestré par les frères Gallón, protégés en haut lieu pour que l’affaire soit totalement réécrite. Jamais ils ne tomberont pour la mort d’Andrés. Humberto Muñoz sera condamné à 43 ans de prison pour être libéré au bout de 11.

Andrés était le digne représentant d’une nouvelle Colombie, celle qui voulait changer l’image du pays, sortir du cliché des cartels dans lequel le monde la représentait alors. El caballero del fútbol était un symbole, celui du gamin éduqué venu montrer que le football peut changer les choses quand il est une affaire grands hommes. Le 2 juillet 1994, son assassinat marque l’un des derniers tournants de l’histoire du football colombien et de sa tumultueuse relation au narcos. Andrés Escobar voulait ramener de la joie dans les rues de sa Colombie, lui offrir une fierté. Sa mort a plongé le pays et son football dans un enfer dont il mettra près d’une décennie à sortir, porté alors par d’autres enfants héritiers du narcofútbol. Des enfants qui eux aussi ont cherché à emprunter ce chemin tracé par l’éternel numéro 2 de l’Atlético Nacional et d’une sélection dont l’histoire est l’une des dernières grandes tragédies de l’histoire du football.

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Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.