Octobre 1993. Alors que la Coupe du Monde aux États-Unis se profile, les équipes asiatiques se retrouvent à Doha pour disputer le dernier tour des éliminatoires de la zone AFC. Parmi elles, la Corée du Sud et la Corée du Nord qui ne gardent pas le même souvenir de ce voyage qatari.
Des éliminatoires survolées
Dans le processus de qualification au Mondial américain de 1994, l’AFC conviait trente équipes à participer aux éliminatoires. Pour le premier tour, les différentes nations étaient réparties en six groupes de cinq. Après les forfaits de Myanmar et du Népal, le plateau se décomposait finalement en quatre groupes de cinq et deux groupes de quatre. La phase aller et la phase retour se jouaient selon le format « hub » dans un pays du groupe. Placé dans le C avec le Qatar, Singapour, l’Indonésie et le Vietnam, la Corée du Nord devait donc se rendre une première fois à Doha pour sa phase aller avant de rallier Singapour pour la phase retour. Un premier tour que les Chollima dominent de la tête et des épaules avec sept victoires et un match nul. De quoi terminer premier et se qualifier pour le second tour. De leur côté, les Sud-Coréens ont connu pareil bilan dans leur hub à Beyrouth (Liban) puis à domicile, à Seoul. Dans le groupe D avec Bahreïn, le Liban, Hong Kong et l’Inde, les Guerriers Taeguk n’ont pas eu à bien forcer leur talent pour rejoindre eux aussi le tour suivant. Avec le même bilan à l’issu de ce premier tour, les deux rivaux obtiennent leur ticket pour Doha avec le plein de confiance. Ils sont rejoints par l’Arabie saoudite, le Japon, l’Irak et l’Iran.
La rivalité Japon – Corée du Sud
La Corée du Sud démarre son second tour de la meilleure manière en s’imposant largement face à l’Iran (3-0) et semble bien partie pour se qualifier pour son quatrième Mondial. Mais rien ne se passe comme prévu dans les deux matchs qui suivent. Face à l’Irak, les Guerriers Taeguk sont rejoints au score en fin de match et laisse filer un point (2-2). Même mésaventure trois jours plus tard, face à l’Arabie saoudite. L’autre favori de la zone égalise dans les derniers instants (1-1) et place la Corée du Sud dans une situation délicate à l’approche des deux derniers matchs. Deux rencontres à jouer face au Japon et à la Corée du Nord.
Récent vainqueur de l’Asian Cup, le Japon est l’équipe montante en Asie au début des années 1990. Le football japonais se professionnalise avec le début de la J.League en 1993 et une première qualification à la Coupe du Monde marquerait l’avènement d’une nouvelle place forte du continent. Déjà bien ancrés sur la scène asiatique, les Sud-Coréens voient ainsi son ancien rival sportif et surtout son rival politique et historique revenir sur le devant de la scène, après l’avoir dominé pendant plusieurs décennies. Le match qui prend place au Khalifa International Stadium est donc primordial pour les deux équipes : une victoire sud-coréenne et les Guerriers Taeguk se qualifient pour les États-Unis ; une victoire japonaise et les Samurai Blue se relancent dans la course à la qualification en ayant leur destin en main lors du dernier match. Jamais défaite face au Japon en éliminatoires à la Coupe du Monde, la Corée du Sud avance confiante pour cette rencontre malgré l’absence de Hwang Seon-hong, son meilleur atout offensif. En face, le Japon peut compter sur son duo d’attaquant irrésistible, Miura Kazuyoshi et Nakayama Masashi. Ces deux hommes mettent rapidement à mal la défense sud-coréenne et le Japon touche deux fois le poteau en première période alors que les Guerriers Taeguk perdent leur milieu de terrain Noh Jeong-yoon sur blessure. Le momentum est clairement à l’avantage des Nippons qui font la différence lors du second acte grâce à Miura Kazuyoshi qui profite d’un coup de billard pour pousser le ballon au fond des filets. Tremblement de terre en Corée du Sud qui est pour la première fois vaincue par le Japon en éliminatoires. Un journaliste du Kukmin Ilbo annonce la couleur : il s’agit du « second jour d’humiliation national » après la perte de la souveraineté au profit du Japon en 1910. Bien qu’il reste un match à disputer, la presse sud-coréenne se déchaine tandis que le Japon jubile.
La Corée du Nord en perdition
Après un premier tour largement dominé, Corée du Nord a de grandes ambitions pour ce second tour avec l’objectif de se qualifier pour les États-Unis. Le parti au pouvoir attend beaucoup de cette qualification sur le plan politique et pour sa propagande. D’autant plus que plus tôt dans l’année, le pays s’est désengagé du Traité de Non-Prolifération Nucléaire de 1968. Selon le New York Times, dans cette optique de propagande, la Corée du Nord décide de ne pas envoyer de journalistes sur place dans une stratégie de « attendre et voir ». La pression est donc immense pour les joueurs. Malheureusement pour les Chollima, rien ne se déroule comme prévu malgré une victoire sur l’Irak pour leur premier match (3-2) puisqu’ils s’inclinent face à l’Arabie saoudite (1-2), puis connaissent un premier affront, mal accepté par les dirigeants, face au Japon (0-3) avant de s’incliner à nouveau face à l’Iran (1-2). La sélection étant déjà éliminée avant son dernier match face à la Corée du Sud, rival historique là aussi, les médias nord-coréens ne communiquent plus sur les matchs disputés par leur équipe nationale. Seule la rencontre face à l’Irak eu le droit à son rapport.
Le « miracle » face au « désastre »
28 octobre 1993. La Corée du Sud doit impérativement l’emporter en espérant un faux pas du Japon ou de l’Arabie saoudite tout en soignant sa différence de but pour prendre le dessus en cas d’égalité au classement. Quant à elle, la Corée du Nord espère au moins sauver l’honneur dans l’anonymat complet au pays. Une rencontre qui tourne en faveur des Guerriers Taeguk en deuxième période puisqu’ils inscrivent trois buts face à des Chollima sans réaction (3-0). Son contrat rempli, la Corée du Sud regarde du côté de ses deux autres concurrents et sa délivrance n’arrive pas du côté de l’Arabie saoudite, vainqueur de l’Iran (4-3), mais du Japon opposé à l’Irak, dont le match n’est pas encore terminé.
Alors que les Samurai Blue se dirigent droit vers le Mondial en menant deux buts à un, toujours grâce à son duo Miura Kazuyoshi - Nakayama Masashi, l’Irak douche tout un peuple. À la dernière minute, Jaffar Omran saute plus haut que les défenseurs nippons et place sa tête hors de portée du gardien japonais. L’Irak vient non seulement d’arracher le match nul (2-2) mais vient également d’envoyer la Corée du Sud à la Coupe du Monde 1994, grâce à la différence de buts. Stupeur et pleurs au Japon parmi les supporters.
Le silence n’a jamais aussi retentissant que ce jour-là, un jour surnommé la « Tragédie de Doha » par les Insulaires. De l’autre côté de la mer, la Corée du Sud savoure ce qu’elle appelle désormais le « Miracle de Doha ». Les supporters sud-coréens téléphonent à l’ambassade irakienne en Corée pour les remercier et Jaffar Omran est invité et reçu comme un héros. Yahya Alwan Manhal, nommé sélectionneur de l’Irak olympique en 2006 et présent dans le staff de la sélection en 1993 raconte : « Je me souviens encore tomber à genou et pleurer après le nul. Après le match je suis allé à l’hôtel où la sélection sud-coréenne était basée, je leur ai dit “je suis coach de l’équipe iraquienne” et les joueurs sud-coréens m’ont pris dans leur bras et célébré ».
Si la Corée du Sud repart de Doha avec ce sentiment de « miracle », pour le voisin du Nord, il s’agit d’un désastre aux lourdes conséquences. Le parti au pouvoir est fou de rage de voir son plan tomber à l’eau. Selon le Hangook Ilbo (média sud-coréen), les sanctions ne tardent pas à tomber. Le staff de la sélection est interrogé pendant trois jours et critiqué pour son incompétence. L’entraineur, Yun Myung-chan, est envoyé travailler dans une usine fabriquant des articles de sport. Il fait défection en 1999 pour le Sud où il travaille un temps pour la K League. Ses joueurs sont suspendus d’équipe nationale et n’auront plus l’occasion de porter le maillot de la sélection. Il faut dire que les dirigeants ont pris une décision radicale : la Corée du Nord arrête toute activité liée au football international jusqu’en 1998.
Photos : Shaun Botterill/ALLSPORT