Perchée à près de 3 400 mètres d’altitude, Cusco héberge actuellement trois équipes dans l’élite péruvienne, un record que la capitale des Incas partage avec celle du monde actuel, Lima. Lucarne Opposée vous y emmène, à la découverte des clubs locaux.
« Les rois incas divisèrent leur empire en quatre parties, qu'ils appelèrent Tauantinsuyu, ce qui signifie les quatre parties du monde, selon les quatre parties principales du ciel : l'est, l'ouest, le nord et le sud. Ils placèrent comme centre la ville de Cozco, qui dans la langue particulière des Incas signifie le nombril de la terre : ils l'appelaient nombril par analogie, parce que tout le Pérou est long et étroit comme un corps humain et que cette ville en presque au milieu ». C’est ainsi que dans Los Comentarios Reales de Los Incas, l’écrivain péruvien Inca Garcilaso de la Vega explique le choix du nom Cusco pour la citée qui fut la capitale de l’empire inca qu’elle a vu naître au début du XIIIe siècle. À l’image de son écriture multiple (Cozco, Cuzco, Cusco, cette dernière étant la version légale et officielle), la ville accueille ainsi trois représentants dans l’élite du football péruvien, un record que seul Lima partage en 2024. Ces trois clubs, Cienciano, Deportivo Garcilaso et Cusco FC témoignent d’une longue tradition du football au cœur du pays inca, un sport qui a accompagné les évolutions de la ville.
El Papá
Cienciano arrive ainsi le premier à une époque où nombreuses sont des équipes d’ouvriers dont un grand nombre finit par disparaître. C’est au sein du Colegio Nacional de Ciencias y Artes que des missionnaires anglais introduisent le football. Le 8 juin 1901, ils créent un club, le Club Cienciano de Cusco qui dispute son premier match l’année suivante face à l’Athletic Club. Dès 1903, nait un premier clásicos cusqueño face au Club Universitario de Cusco, créé la même année au sein de l’Universidad Nacional San Antonio Abad, rivalité qui ne cesse d’augmenter à partir de 1924 avec la création de la Liga de Fútbol del Cusco dont les deux formations sont les équipes principales. C’est avec ce clásico que nait le chant des supporters de Cienciano « Upa upa upapá, el Cienciano es el Papá » en 1938. C’est aussi cette année-là que Cienciano adopte son logo actuel, les deux C sur fond bleu marine. Cette rivalité prend fin au tournant des années soixante avec l’émergence du Deportivo Garcilaso. Si Unversitario de Cusco existe encore, disputant la Liga Distrital del Cusco, première étape de la Copa Perú, son duel avec Cienciano n’est désormais plus qu’un souvenir, ayant pris le nom de Clásico de Antaño del Cuzco (le classique d’antan). Cienciano brille durant les années cinquante, moment où il accueille un nouveau rival, le Deportivo Garcilaso. Au début des années soixante-dix, Cienciano affronte même l’improbable selección fantasma argentine, s’inclinant sur un but de Mario Kempes.
Au même moment, Cienciano est promu pour la première fois de son histoire en première division professionnelle péruvienne. Il y reste jusqu’en 1977 avant de revenir en 1984 pour un cycle de trois décennies dans l’élite, en grande majorité comme seul représentant de la ville. Mais si El Papá entre dans l’histoire, c’est pour début de XXIe siècle et plus précisément sa campagne 2003/04. Tout débute l’année de son centenaire, lorsque le club cherche à écrire son histoire et parvient à décrocher son premier titre professionnel en remportant le Clausura. Et si le titre national est perdu d’un rien face à l’Alianza Lima de Waldir Sáenz, Cienciano découvre les compétitions continentales en participant à la Copa Libertadores. Cette première sur le continent se passe bien, El Papá se hissant en huitièmes de finale après avoir terminé deuxième de son groupe derrière Grêmio, tombant alors face à l’América mexicain. Mais la graine est plantée. Lorsque Cienciano aborde la Copa Sudamericana 2003, il retrouve sur son banc Freddy Ternero, qui avait sauvé le club de la relégation au milieu de la décennie précédente. Au tour préliminaire, Cienciano sort l’Alianza Lima grâce à deux victoires 1-0. Les rouges sortent ensuite les Chiliens de l’Universidad Católica grâce à une large victoire à l’aller à la maison (4-0) et se retrouvent ensuite à devoir affronter un monstre nommé Santos qui compte dans ses rangs Diego, Alex, Elano et un gamin nommé Robinho. Le 16 octobre, le Vila Belmiro est sonné lorsque Alex marque contre son camp et que le Peixe doit se contraindre au résultat nul, Robinho égalisant à l’entrée du dernier quart d’heure. Deux semaines plus tard, Elano entretient un temps l’espoir mais un doublé de Germán Carty permet au Papá de filer en demi-finales. L’histoire devient totalement folle puisque Carty empile les buts : un à l’Atanasio Girardo pour permettre aux siens de s’imposer 2-1 face à l’Atlético Nacional à l’aller, un autre dès la première minute au retour pour assurer la qualification. El Papá devient alors idole du Pérou, le troisième seulement après Universitario en 1972 et Sporting Cristal en 1997 (tous deux en Libertadores) à décrocher une finale continentale.
En finale, les hommes du président Juvenal Silva affrontent un autre géant : River Plate. Dirigé par Manuel Pelligrini, le Millo compte dans ses rangs des joueurs tels que Lucho González, Marcelo Gallardo, Javier Mascherano, Marcelo Salas, Maxi López et Daniel Montenegro. Au match aller, disputé dans un Monumental en ébullition, Cienciano ouvre la marque par Giuliano Portilla et si Maxi López retourne un temps la situation, Germán Carty et Giuliano Portilla glacent le Monumental, Marcelo Salas sauvant le nul en toute fin de partie. Le miracle est en route, l’espoir est immense. Le retour est délocalisé à Arequipa dans un autre Monumental, il voit Cienciano résister autant qu’il peut, être réduit à dix d’entrée de second acte mais tenir. Mieux, à la 78e minute, le Paraguayen Carlos Lugo fait chavirer le stade sur coup-franc. Cienciano peut même terminer à neuf, Julio García étant à son tour exclu, il vient d’écrire une page unique de l’histoire du football péruvien en décrochant un titre continental, le seul du pays.
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Ce titre fait basculer le club dans une autre dimension, connait une sublime réplique lorsqu’El Papá s’offre le Boca Juniors de Martín Palermo et Carlos Tevez en Recopa Sudamericana, Rodrigo Saraz égalisant à la 89e minute, Cienciano s’imposant ensuite aux tirs au but. Le club remporte l’Apertura 2005, le Clausura 2006 et l’Apertura 2007, joue chaque année la Libertadores, même s’il ne sort plus de la phase de groupes. La parenthèse enchantée prend fin. 2010 est synonyme de crise économique. Cienciano se sauve sur le fil lors du Descentralizado et entame une lente mais inexorable chute. Cienciano est relégué en 2015. Il ne retrouve l’élite qu’en 2019 et finit par ne plus se retrouver seul, deux autres clubs cusqueño venant ainsi l’accompagner aux sommets du football péruvien.
Chats célestes et nouveau venu
« On a cette image du Cusco millénaire, la cité des Incas, la ville touristique. Mais Cusco a également connu son développement moderne et le football a participé à ce processus de modernisation. D’abord lors d’un processus lent, après la guerre du Pacifique, avec la construction de trains et de liaisons hydroélectriques, un autre, après le tremblement de terre de 1950 qui a totalement refaçonné la ville [NDLR : près de 70% des édifices de la cité sont alors détruits], un processus rapide et abrupt. […] Cienciano est l'équipe phare du Colegio Nacional de Ciencias y Artes, situé dans le centre historique de la ville et fondé en 1825 par Simón Bolívar. Le Deportivo Garcilaso est le club de la Gran Unidad Inca Garcilaso de la Vega, fondée dans les années 1950 par Manuel Odría et qui s'apparente davantage à une école moderne. Les deux sont des écoles nationales, des écoles populaires qui reflètent deux moments historiques de la ville, Cienciano accompagnant le premier, le Deportivo Garcilaso le second », explique ainsi Paolo Sosa Villagarcia, auteur de Un clásico de altura. Fútbol y fiesta en Cusco, sur La Mula TV et RPP.
Le Deportivo Garcilaso arrive en effet en 1957 et s’installe alors directement comme le rival local de Cienciano, déplaçant sur le terrain la rivalité entre les deux colegios qu’ils représentent. Pourtant, les deux clubs se croisent rarement. Les Celestes de Garcilaso évoluent dans les divisions locales, sont invités par la fédération à prendre part à la Copa Presidente de la República et connaissent quelques campagnes intéressantes en Copa Perú, en 1979 avec une première présence dans l’Hexagonal final, sa meilleure performance jusqu’à 2022. Car si entretemps le club dispute quelques phases nationales, l’année 2022 est un tournant. Vainqueur de la phase régionale pour la cinquième année de rang, le Deportivo Garcilaso accède au cuandrangular final qu’il remporte pour deux buts grâce à un succès 5-1 lors de la dernière journée face à l’Atlético Bruces. Ce titre, le premier du club à l’échelle nationale, lui ouvre les portes de la Liga 1. Pour la première fois de l’histoire, l’élite péruvienne se prépare à vivre alors un clásico cusqueño. Elle en gagne même deux pour le prix d’un.
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Le 16 juillet 2009, durant les célébrations de la Virgen del Carmen del Paucartambo, le club Real Garcilaso del Cusco est fondé par Julio Vásquez Granilla qui, selon le témoignage de Fredy Bellodas, journaliste pour la Radio Metropolitana de Cusco, voulait d’abord investir dans le Deportivo Garcilaso pour entrer au conseil d’administration, mais s’était vu retoqué par Elvis Candia, l’homme d’affaire qui dirigeait le club. Très vite, le club impressionne par un professionnalisme rare, disposant d’un médecin, d’une logistique, d’équipements complets, de cellule de communication. Il construit son complexe sportif de très haut niveau et siège dès 2012. Si Cienciano peut être considéré comme le Cusco historique, le Deportivo Garcilaso celui de la modernité des années cinquante, le Real Garcilaso est quant à lui celui du football du XXIe siècle. Le club a des moyens, il recrute les meilleurs joueurs de la deuxième division régionale qu’il remporte dès sa première année. Débute une ascension totalement folle. Victoire en première division de district l’année suivante et étape nationale atteinte en Copa Perú. L’année suivante, le club dispute la Copa del Inca, éliminant le Deportivo Garcilaso au tour préliminaire, Cienciano en seizièmes de finale et UTC en huitièmes de finale avant de tomber en quarts aux tirs au but face à Sport Ancash. Puis arrive l’inéluctable, le titre en Copa Perú décroché fin décembre 2011. Le club découvre alors l’élite du football professionnel, rejoignant ainsi un Cienciano qui a entamé sa lente dérive. L’incroyable histoire du Real Garcilaso se poursuit. Sous la direction de Fredy García, le club se hisse en finale du championnat dès sa première saison et tombe face au Sporting Cristal. Qu’importe au final, car le Real Garcilaso est inarrêtable, il décroche déjà sa première qualification à une compétition continentale. Et continue d’écrire d’incroyable chapitres à sa jeune histoire. Le Real Garcilaso se retrouve dans le Groupe 6 qu’il partage avec le Cerro Porteño, Independiente Santa Fe et le Deportes Tolima. Il débute sa campagne par un nul face aux Cardenales colombiens, s’impose ensuite au Paraguay face au Cerro Porteño qu’il cartonne au retour à Cusco après avoir gagné à Tolima. Conséquence, le club décroche une place en huitièmes de finale de la compétition. Il y croise un géant, Nacional, qu’il fait tomber chez lui avant d’arracher les tirs au but au retour. L’incroyable s’est produit : le petit nouveau est en quarts. L’aventure s’arrête à ce stade, le Real retrouvant son bourreau Independiente Santa Fe qui gagne à l’aller et au retour. Mais elle reste incroyable, aucun club péruvien n’ayant réussi à se hisser à ce stade depuis.
Le cycle vertueux se poursuit, le Real Garcilaso est vice-champion du Pérou 2013, vaincu par Universitario en finale, dispute trois autres campagnes de Libertadores, en 2014, 2018 et 2019 et y ajoute deux parcours en Copa Sudamericana en 2016 et 2020. Et si elle se fait également connaître pour ses quelques scandales quant au traitement de ses joueurs, La Máquina Celeste a pris l’habitude de briller. Avant de changer d’ère. Selon Fredy Bellodas, le nom Real Garcilaso entraînait quelques remous à Cusco, certains accusait Julio Vásquez Granilla d’usurper le nom du Deportivo Garcilaso. Les quelques scandales ayant touché le club au cœur des années 2010 ternissaient également son image. Aussi, en 2020, le Real Garcilaso devient Cusco Fútbol Club, cède ses couleurs célestes pour une tenue noire et or célébrant le Machu Pichu. Et cherche ainsi à ouvrir un nouveau cycle. Il débute mal, le club étant relégué en Liga 2 en 2021 après une brouille administrative et une victoire d’abord donnée sur tapis vert face à Cienciano (pour cause de joueur non qualifié) devenir match nul, Cienciano gagnant son appel. Cusco FC n’y reste cependant pas, prenant juste le temps de remporter la Liga 2, écrasant les deux tournois. Et ainsi se retrouve promu en 2023 en même temps que le Deportivo Garcilaso, l’un de ses rivaux locaux. Il revient alors occuper les premiers rôles, terminant notamment l’Apertura 2024 à la cinquième place.
Tels sont les trois clubs de la capitale des incas, trois clubs que nous sommes allés rencontrer et qui seront ainsi découvrir dans les prochains épisode de la série.