Depuis quelques jours, Rosario ne vit qu'au rythme de son clásico dans une effervescence incroyable. Le clásico le plus vieux d'Argentine atteint des proportions inimaginables pour qui ne vit pas à Rosario. En ce jour du clásico rosarino entre Rosario Central et les Newell's Old Boys, c’est tout une ville qui va se trouver coupée en deux le temps d’une rencontre de football.

Parfois deux clubs se détestent depuis tellement longtemps qu'ils en oublient la raison. Doyen des derbys argentins, le clásico rosarino n'est certainement pas l'exception qui confirmera la règle. Mais c'est aussi ce qui fait le charme du football où nul n'a besoin de se justifier pour haïr tel ou tel camp, telle ou telle équipe jusqu'à en perdre la raison et toute objectivité pour mettre plus bas que terre l'adversaire. Dans un pays comme l'Argentine où la passion est démesurée, où ce sport est vu comme une religion et où huit habitants sur dix se disent sympathisants d'un club de football, Rosario n'échappe pas à la règle pendant 90 minutes et les quelques jours qui précèdent et succèdent son derby, son clásico.

Souvent dans l'ombre de la capitale Buenos Aires, de ses innombrables clásicos et de son Superclásico Boca Juniors – River Plate, la plus grande ville de la Province de Santa Fe (et troisième plus grande du pays derrière Buenos Aires et Cordoba), qui est surtout connu pour son port fluviale grâce à son accès aux rives du Parana, pour son art nouveau et pour avoir vu naître un certain Che Guevara, est orgueilleuse et sait surtout quelle sera le centre d'attention de tout un pays en ce jour si particulier. Peu importe que le club d'en face représente historiquement une classe sociale différente, qu’il fasse partie des pionniers de la laïcité et que vous soyez du côté des curés, ou simplement que vos deux quartiers d'origine ne soient séparés que par une route ou encore une rivière. En clair, peu importe que l'antagonisme soit politique, religieux, social ou géographique, l'important est que la passion vous emporte le temps d'un derby enflammé contre votre meilleur ennemi, que les joueurs qui portent ce maillot si cher à vos yeux, blason pour lequel vous seriez prêt à faire n'importe quoi sur le cœur, fassent bonne figure et que vous puissiez hurler votre joie après un but inscrit par les vôtres. Sur tous ces points, Rosario n'a donc rien n’à envier à la capitale argentine et ne fait pas figure d'exception. Bien au contraire…

Lépreux contre Canailles

Rosario Central contre Newell's Old Boys. Deux clubs, une même ville, mêmes origines et une même date de fondation : 1903. Ou presque. À cette époque, le ballon rond était déjà populaire dans la province de Santa Fe. La fondation exacte de l'institution, aujourd'hui connu sous le nom de Club Atlético Rosario Central date du 24 décembre 1889, avec la création par les ouvriers des chemins de fer du Central Argentine Railway Athletic. Mais c'est seulement en 1903, que le nom du club est hispanisé sous la pression de plusieurs indigènes qui ont rejoint l'équipe mais aussi de la fusion entre la Central Argentine et la Compagnie des Chemins de Fer de Buenos Aires. Les couleurs originelles du maillot sont le rouge et le blanc, plus tard, le club désira changer pour un mélange de bleu et de blanc et finalement, le maillot est divisé en bandes verticales de couleur bleu et or.  De son côté Isaac Newell débarque d'Angleterre au pays de l'asado en 1869 pour travailler en tant que télégraphiste dans les chemins de fer. Quelques années plus tard, plus intéressé par l’enseignement que par les rails, il fondera une école dans laquelle il instaurera le premier ballon en cuir mais surtout le premier règlement de football en Argentine ! C'est son fils du même nom, Isaac, qui avec plusieurs camarades, anciens élèves et professeurs de l'English High School, fonde un club pour pouvoir jouer au football : le 3 novembre 1903, le Club Atlético Newell's Old Boys est né. Les couleurs de l'équipe sont le rouge et noir, en référence aux drapeaux anglais et allemand (Newell étant anglais, sa femme allemande). Il ne faudra pas attendre beaucoup de temps pour voir le premier clásico rosarino. Le premier a eu lieu le 18 Juin 1905 dans un tournoi amateur organisé par la Liga Rosarina. Les Newell's Old Boys s'imposeront 1-0 grâce à une réalisation de Faustino Gonzalez et remporteront le titre quelques mois plus tard, le premier de leur histoire. La rivalité va naître d'une toute autre manière.

Nous sommes alors dans les années 1920 et un derby « amical » est organisé au bénéfice des lépreux d'un hôpital de la région. Rosario Central refuse de disputer cette rencontre ce qui exaspère alors les supporters des Newell's qui affirment que cette décision n'a pu être prise seulement que par des Canallas (canailles). La réaction des fans d'en face ne se fait pas attendre traitant ainsi de leproso (lépreux) tous les supporters rouges et noirs. Ainsi sont nés, selon la légende, les surnoms des deux clubs mais aussi un antagonisme qui montera crescendo aux fils des années.

La haine va croître surtout à partir des années 70 et le passage définitif au professionnalisme du football argentin quand Rosario Central va devenir le premier club hors Buenos Aires à remporter le titre après une victoire 1-0 en demi-finale au Monumental de River Plate le 19 Décembre 1971 contre… leurs voisins « leproso ». Le héros du soir se nomme Aldo Pedro Poy, et sa tête plongeante victorieuse est devenue un rite pour tous les fans de Central qui s'amusent à mimer ce geste tous les ans à cette même date. Le 19 Décembre porte même un nom «el festejo de la Palomita de Poy». Les fans de Central vont même encore plus loin avec cette requête au Guinness Book des records, réclamant que ce but de Poy soit reconnu comme le plus célébré de l'histoire ! Il y a encore quelques mois, ce dernier déclarait  « Ce but a marqué ma carrière. Il a permis aux Canallas de se réunir au moins une fois par an pour être heureux ».

De leurs côtés les Newell's Old Boys, avec dans leurs rangs les futurs champions de monde avec l'Albiceleste Américo Rubén Gallego et Jorge Valdano, prennent leur revanche trois ans plus tard, en 1974, en remportant le championnat d'Argentine lors de la dernière journée remontant deux buts d'écarts (contre vous imaginez qui…) accrochant un résultat nul de deux partout, synonyme de titre. La décennie des années 80 est aussi riche en émotion entre les deux tourtereaux. A un tel point que depuis 1982, aucun joueur n'a fait le court chemin pour passer de Rosario Central aux Newell's Old Boys et vice versa. Dans un pays où l'on peut voir des banderoles du style « Mort aux traitres » dans les stades il vaut peut-être mieux ne pas s'amuser à jouer aux mercenaires… "Je ne porterai jamais le maillot de Newell's, même pas pour tout l'or du monde" avait même déclaré Cristian Killy Gonzalez l'une des légendes des Canallas. En 1984, un événement particulier viendra marquer encore plus un antagonisme déjà bien ancré. La ville voit déferler des milliers de supporters rouge et noir dans les rues, c'est la bringue et en parallèle un bon bordel. Les Newell's viennent de remporter de nouveau un championnat ? Non, tout ce petit monde fête la première relégation de son rival à l'étage inférieur. Des scènes de liesse hallucinantes accompagnées de mots doux seront au programme toute la nuit. Sauf que les fans « leproso » n'avaient pas prévus que dès leur retour deux ans plus tard, les Canallas allaient directement remporter le titre de champion (leur dernier en date) en ne perdant aucun derbys cette saison 1986/87, mais aussi en rentrant dans l'histoire comme étant la toute première équipe à rafler un titre de champion d'Argentine la première année d'une ascension. Impressionnant non ? « Mas o menos » (plus ou moins) vous répondront sourire en coin les fans des Newell's qui ne manqueront pas de vous rappeler qu'ils ont répondus à leurs rivaux en étant sacré la saison suivante…

Los Guerreros contre La Hinchada Mas Popular

Avec tous ces événements, la rivalité monte d'un cran et fait qu'à partir du début des années 90 ce clásico est considéré comme le deuxième plus chaud et important dans le pays derrière le Superclásico Boca Juniors – River Plate à Buenos Aires. Ce derby trouve aussi sa superbe grâce à l'émergence des deux principaux groupes de supporters (Barras Bravas) : Los Guerreros côté Rosario Central et la Hinchada Mas Popular côté Newell's. Le journal Clarin en Argentine publiera en 2006 que ces deux Barras faisaient parties des plus violentes du pays avec celles de River Plate et de Boca Juniors...

Sous l'impulsion de ces deux clans rivaux, le clásico rosarino va encore gagner en intensité dans les tribunes, avec des chorégraphies, un spectacle et des décibels  qui n'ont rien à envier aux autres grands clásicos de la Capitale argentine. Mais la passion peut être des fois beaucoup trop débordante. Dans les années 90, deux rencontres n'ont pu aller à leur terme. La première d'entre elle se déroule en juin 1996. Newell's mène alors à ce moment-là 2-0 à domicile face à Central et s'apprête à tirer un penalty. Mais les supporters des visiteurs interrompent la partie suite à de violentes rixes en tribunes. La seconde assez marquante a lieu en novembre 1997. Central mène alors 4-0 mais à 25 minutes de la fin de la rencontre, Newell's se retrouve avec seulement six joueurs sur le terrain... D'après le règlement, l'arbitre doit arrêter le match. Aux quatre exclusions «rojinegras», est venue s'ajouter une blessure qui a mis fin prématurément à la partie. Blessure qui, selon les «Canallas», était imaginaire et avait pour seul but d'éviter à la Lepra une défaite beaucoup plus lourde.

Ces dernières années le clásico rosarino a atteint des proportions difficilement imaginable mais surtout difficilement concevable. La nouvelle descente de Central, en 2010, avait éteint momentanément la flamme du derby. A l'intersaison 2012/2013, juste avant la remontée des « Canallas » dans l'élite, l'AFA (Association de Football Argentine) eu la bonne idée d'organiser une rencontre «amicale». Seul souci deux jours avant le match, la hinchada de Central a brûlé la boutique officielle des Newell’s. Bien évidemment, les fans des Newell’s se sont vengés le lendemain de la même manière et le match a été annulé. Un dirigeant de l’AFA a même déclaré qu’organiser un Central-Newell’s était plus compliqué que d’organiser un Argentine-Angleterre ! Plus grave, l'année dernière après un clásico, un enfant de 13 ans fut assassiné par balle dans la malfamée zone sud de Rosario car il avait le tort de porter un maillot des Newell's Old Boys sur le dos… Il reste encore la place à quelques initiatives beaucoup plus joyeuses comme celle organisée par la Hinchada Mas Popular des Newell's. Deux fois par an avant chaque derby, le groupe de supporters organise ce qui est communément appelé le « banderazo ». En clair, chaque entraînement précédant le clásico voit débarquer plus de 40.000 fans « leproso » dans une ambiance à vous donner des frissons.

Maxi Rodriguez face au « Loco » Abreu

En plus d'être dotés d'innombrables anecdotes et d'être spectaculaire en tribune, le clásico rosarino n'en est pas moins inintéressant sur le terrain. Les deux clubs de Rosario ont toujours étaient reconnus comme de très belles écoles de football en Argentine. Au cours du temps, de nombreux joueurs des deux clubs ont renforcé les rangs de la sélection argentine ainsi que les plus prestigieux championnats européens, italien et espagnol principalement. Parmi eux, on peut notamment citer Gabriel Batitusta, Jorge Valdano, Americo Gallego, Roberto Sensini, Walter Samuel ou encore Lionel Messi (Messi a connu que les catégories inférieures aux Newell's, où il a joué de 1995 à 2000, avant d'intégrer, à 13 ans, le centre de formation du FC Barcelone) côté « leproso ». Central quant à lui, n'a rien à envier à son grand rival avec des noms comme Kily Gonzalez,  Mario Kempes, Cesar Luis Menotti et un certain Angel Di Maria entre autre.

Aujourd'hui les têtes d'affiches sont deux spécialistes des tirs aux buts, l'uruguayen Sebastian Abreu côté Central et Maxi Rodriguez côté Newell's. Actuel 14ème du tournoi de transition argentin, les Canallas n'ont plus grand-chose à espérer en cette fin de saison où ils ont la tête à la Coupe d'Argentine pour laquelle ils viennent de se qualifier pour les demi-finales au dépend de River Plate. Mais en cas de victoire ce dimanche soir, Central enterrerait définitivement les espoirs de titre de son voisin ennemi positionné actuellement à la 7ème place du classement. Et puis un clásico rosarino ça se gagne, c'est tout ! Pour les férus de statistiques il faut savoir qu'en 162 rencontres officielles, Central possède un léger avantage avec 47 victoires, 73 matchs nuls et 42 défaites. Au nombre de titres, c'est en revanche la Lepra qui est en tête, avec six championnats nationaux gagnés, contre quatre pour les Canallas. Cependant, les « Auriazules » peuvent se vanter d'avoir dans leur vitrine un trophée international : la Copa Conmebol 1995 (Aujourd'hui la Copa Sudamericana). Les « Rojinegros », de leur côté, ont atteint deux fois la finale de la Copa Libertadores sans jamais réussir à s'imposer…

L’heure est donc au derby de Rosario, qui va opposer ce dimanche Central aux Newell's Old Boys avec une question : qui des Canallas ou des Leprosos se mettra à chambrer allègrement le camp d'en face et à fêter ses héros à en perdre la raison ? 

En attendant en guise d'apéro, le « recibimiento » des fans de Rosario Central lors du dernier derby.

Bastien Poupat