Le football est fait de gloire et de tragédies. L’histoire d’Abdón Porte en est l’une des plus marquantes. Il y a cent ans aujourd'hui, le joueur du Nacional s’est donné la mort sur son terrain faute de ne plus être titulaire. Voici son histoire dont le souvenir s’écrit jusque dans la littérature du continent.

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Né en 1893, Abdón Porte s’est donné la mort dans le rond central du Gran Parque Central le 5 mars 1918. C’était un half-back, milieu de terrain dans les anciennes tactiques (on parlerait aujourd’hui d’un milieu défensif).

Surnommé El Indio, Porte a disputé plus de 200 matchs avec son club de cœur, le club qui lui avait tout donné, le Club Nacional de Football avec qui il remporte plusieurs championnats. Titulaire indiscutable, capitaine du Bolso, il sera ensuite international et fera partie de la Celeste qui remporte la Copa América 1917. Au début de l’année 1918, le directoire du Nacional décide de placer Alfredo Zibechi à sa place, reléguant Porte au rang de remplaçant, au prétexte que ce dernier avait baissé de niveau.

Le 4 mars 1918, le Nacional, avec Porte, s’impose 3-1 face à Charley Football Club. Les joueurs et les dirigeants célèbrent alors la victoire après le match au siège du club. Vers 1h du matin, Abdón Porte quitte ses coéquipiers et dirigeants et prend le tram pour se rendre au Gran Parque Central, le stade du club qu’il avait réinauguré en 1911 avec ses coéquipiers. Quelques heures plus tard, ce 5 mars, son corps est retrouvé sans vie au centre du terrain, chemise maculée de sang à la place de son cœur, un révolver et deux lettres gisant à ses côtés. Abdón Porte s’est donné la mort au centre du terrain qui fut le théâtre de tous ses exploits. Tout un pays est sous le choc, les hommages se succèdent pour honorer la mémoire de l’idole du Nacional. Parce qu’il ne pouvait pas supporter l’idée de ne plus défendre les couleurs de son club, Abdón Porte a décidé de mettre fin à sa vie.

Son souvenir est intact. Aujourd'hui encore, le Gran Parque Central possède une tribune qui porte son nom. Eduardo Galeano lui consacre un chapitre de son “El fútbol a sol y sombra”. L’auteur uruguayen Horacio Quiroga en a tiré une nouvelle, publiée en 1918 à Buenos Aires dans la revue Atlántida. Il donne un autre nom au joueur, mais l’histoire est similaire à la réalité. Dix-neuf ans plus tard, l’auteur se suicidera également, fatigué d’une vie remplie de drames et de pluies diluviennes. Voici une traduction, la première en français « Juan Poltí, half-back », l’histoire d’Abdón Porte par Horacio Quiroga.

Juan Poltí, half-back

" Quand quelqu'un arrive, en une fraction de seconde et sans entraînement préalable, à goûter cet alcool fort pour homme qu'est la gloire, il perd irrémédiablement une partie de sa raison. C'est un paradis tellement artificiel pour son jeune cœur. De temps à autre, il perd même quelque chose en plus, et on le retrouve plus tard dans la liste des avis de décès.

C'est le cas de Juan Poltí, half-back du Nacional de Montevideo. Pour ce qui est de l'entraînement, le garçon était consciencieux. Il avait la tête dure et était capable de sauter haut, le corps rigide comme un point d'exclamation ; il jouait avec la balle comme on joue au billard, lançant tout son corps en direction du ballon et du but. Poltí avait vingt ans et avait commencé sur le terrain à quinze, dans un obscur club de cinquième division. Mais quelqu'un du Nacional le vit marquer de la tête, et décida de parler à sa famille. Le Nacional lui fit signer un contrat et Poltí était heureux.

Le garçon, naturellement, fût très excité, et ce brusque saut vers la gloire l'envoya dans un tourbillon. Passer d'un poste de fonctionnaire à un poste de ministre est quelque chose qui peut raisonnablement se gérer ; mais s'endormir attaquant d'un club inconnu et se réveiller half-back du Nacional, touche au délire. Et Poltí délira et apprit des phrases tel que :

– Moi, Monsieur le président, je veux honorer le baldón que vous m'avez confié.

Il voulait dire blason, mais peu importait, parce que le garçon valait sur le terrain autant qu'une douzaine de professeur d'université dans leur domaine respectif. Il savait à peine écrire, et ils lui trouvèrent un travail d'archiviste, à cinquante pesos d'or. Il s'en sortit avec plus ou moins de réussite dans l'utilisation d'un langage soutenu, et pris une petite amie pour la forme, avec mère, sœurs, et une maison qu'il trouva lui-même.

La gloire l’entourait comme un halo. « Le jour où je ne serai plus en forme, » disat-il, « je me tirerai une balle ». Une tête, qui ne pense pas, mais qui est utilisé, à la place, comme queue de billard pour recevoir et contrôler un ballon de football puissant comme une balle de revolver, peut se transformer en stupide tête d'escargot pour qui le tonnerre d’applaudissement résonne plus qu’il ne le devrait.

Poltí fait des pauses dans ses phrases, des congestions cérébrales, et tout le reste. Un soir de match international, le half-back marqua tous les buts de la tête. Elles étaient tellement efficaces, comme celles de toute l’équipe réunit. Il avait trois pieds, c’était sa qualité.

Mais bon : un jour, Poltí commença à décliner. Rien de très évident, mais le ballon allait trop à droite, ou trop à gauche ; ou trop haut, ou avec trop d’effet. Les choses étaient telles que personne ne se leurrait sur le déclin du half-back. Seul lui s’illusionnait et il n’était pas tâche facile de le lui signaler. Une année supplémentaire s’écoula et les dirigeants décidèrent finalement de le remplacer. Décision dure s’il en est, que le club avait mûri de longs mois : parce que ce remplacement allait toucher au cœur d’un homme qui durant quatre ans avait été la gloire de tout un stade.

Comment Poltí en fût averti avant de recevoir la nouvelle officiellement, ou comment il la devina – ce qui est plus probable – est une chose que nous ignorons. Ce qu’il y a de sûr est qu’une nuit, le half-back sortit heureux de la maison de sa fiancée, ayant convaincu tout le monde qu’il devait se marier le trois du mois suivant et pas un autre jour. Le jour de son anniversaire à elle, aucun autre.

Tous en furent informés la nuit même au club, où Poltí arriva vers minuit. Il était gai et décidé comme jamais. Il resta un quart d’heure, jusqu’à attendre, montre en main, l’heure du dernier tramway vers Union, puis il sortit.

C’est tout ce que nous savons de cette nuit. Le matin suivant fut découvert le corps du half-back allongé sur le terrain, avec le côté gauche de sa veste relevé, et la main droite cachée à l’intérieur de la veste. Dans sa main gauche, il tenait un papier, sur lequel on pouvait lire :

« Cher docteur et président : prenez soin de ma mère et de ma fiancée. Vous savez, cher docteur, pourquoi je fais cela. Vive le Nacional ! »

Et plus bas, ces vers :

« Que toujours soit devant

Ce club tant rêvé.

Je donne mon sang

Pour tous mes compagnons,

Aujourd’hui et toujours ce club immense.

Vive le Nacional ! »

L’enterrement du half-back Juan Poltí n’eut pas de précédent à Montevideo comme démonstration de consternation. Parce que ceux qui le portèrent, le temps d’un mile, portèrent le cadavre d’une créature brûlée par une gloire qui nécessite de souffrir pour la conquérir mais de souffrir encore plus après l’avoir conquis.

Rien, pas même la gloire, n’est gratuit. Et si vous l’obtenez ainsi, fatalement vous le payez par le ridicule, ou par une balle de revolver dans le cœur."

Horacio Quiroga, 1918

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba