Il n’y a probablement aucun autre joueur au sujet duquel les Argentins parleront avec autant de respect comme il le feront de Tomás El Trinche Carlovich. Portrait d’un homme qui n’a pas fait une grande carrière mais qui est tout de même devenu une légende. Un homme « qui préférait jouer seulement au foot à être professionnel ».   

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Tomás est né le 19 ou le 20 avril 1946 à Rosario. Comme toute légende, sa naissance est en effet encore sujette à débat, trois documents existant, deux indiquant une naissance un 19 avril (l'un en 1949, l'autre en 1950), un troisième indiquant le 20 avril 1946. Si désormais la majorité veux que soit retenu la date du 19 avril, ce qui est certain, c'est qu'il est le plus jeune des sept enfants d’une famille d’immigrés yougoslaves. Depuis sa plus tendre enfance, il jouait pieds nus avec un ballon fait des haillons sur les aires de jeu de son quartier, les fameux potreros, célèbres pour avoir produit des joueurs dont le monde se souvient, et qui ont façonné le jeune Tomás. C’est à cette époque que lui fut donné le surnom « El Trinche » (La Fourchette), dont l’origine et la signification sont encore inconnus, comme beaucoup d’autres choses à son sujet.

Si on connait peu de choses sur sa carrière de footballeur, on n’en sait encore moins sur son enfance et son adolescence. Cependant il est certain qu’il était très attaché à son quartier, Belgrano, et qu’il n’a jamais senti le désir de quitter la maison. Mais son grand talent n’est pas resté inconnu pendant très longtemps et Tomás jouait déjà à un jeune âge pour les équipes juniors de Rosario Central. C’est à l’âge de 20 ans qu’il a finalement fait ses débuts avec l’équipe première.

 

 

À cette époque, l’entraîneur de Central était Miguel Ignomirielo, celui qui allait ensuite devenir célèbre en tant qu’assistant d’Osvaldo Zubeldía à Estudiantes de la Plata et comme dirigeant de la Selección Fantasma. Ignomirielo accordait beaucoup d’importance à la discipline et au fitness. Par conséquent, ce ne fut pas une très grande surprise que l’association avec un jeune homme pour qui le foot ne signifiait que joie et pas d’obligation ne pouvait pas fonctionner longtemps. C’est ainsi qu’après seulement deux matchs, le temps de Carlovich chez les Canallas était révolu. Ces deux matchs resteraient les uniques moments de sa carrière en Primera Division. Ensuite, il ne jouera seulement qu’en 2e et 3e division. On dira plus tard que El Trinche est né au mauvais moment, car à cette époque le physique était devenu l’élément le plus important, alors que selon Jorge Valdano, il était « le symbole de ce foot romantique, qui n’existe désormais plus ».

El Trinche va ainsi évoluer à Central Córdoba, le troisième club de Rosario, où il devient tout de suite l’idole des supporters. L’amour était mutuel, Central Córdoba devenait aussi son club à cœur. Jouer pour Central Córdoba était le plus grand sentiment pour lui, c’était « son Real Madrid personnel », avec lequel il remportait deux championnats de 2nde division. Depuis le quartier Tablada, sa classe footballistique extraordinaire commençait à se répandre. Il ensorcelait tellement les fans, que, dans la rue, on ne disait plus « aujourd’hui joue Central », mais « aujourd’hui joue El Trinche » et les supporteurs de Newell’s et Rosario Central allaient ensemble au stade des Charrúas pour le regarder. Même Marcelo el loco Bielsa allait régulièrement pendant presque quatre ans chaque samedi au Estadio Gabino Sosa pour le suivre.

Le jeu du Trinche

Le mythe du Trinche est né essentiellement à cause de son jeu unique, dans lequel il associait plusieurs attributs et styles. À son « style romantique », il incarnait aussi le « style rosarino », plus lent mais plus exigeant sur le plan technique, le tout associé à son audace et à un pied gauche magique, avec lequel il faisait des passes parfaites. Selon ses coéquipiers, il n’était pas le plus rapide, mais il savait déjà ce qu’il allait faire avant même de recevoir une passe. De plus, il avait une tranquillité incroyable lorsqu’il tenait le ballon et ne le perdait pratiquement jamais, c’est pour cela qu’un de ses coéquipiers le comparait à Dieu, « parce que dès qu’on lui avait passé le ballon, on était sauvés ». José Pékerman le décrivait comme « un mélange de Fernando Redondo – en un peu plus élégant - et de Juan Román Riquelme ».

La spécialité de Carlovich était le « caño de ida y vuelta », le dribble signifie de faire un petit-pont à l’adversaire, espérer jusqu’il se tourne et lui faire un autre petit-pont. La légende veut qu’il a commencé à le faire après qu’un supporter le lui a demandé et qu’à Central Córdoba, il recevait une prime pour chaque caño réussi. Beaucoup des personnalités du foot argentin, ainsi que ses anciens coéquipiers concordent sur le fait que Carlovich réunissait toutes les conditions pour devenir une star à niveau mondial.

El Trinche sur terrain

Que ses qualités techniques ne fassent aucun doute n’est plus à démontrer, El Trinche l’a prouvé lors d’un match de l’équipe nationale argentine contre une sélection de Rosario. Cette sélection se composait de cinq joueurs de Central et cinq de Newell’s, ainsi que de l’« artiste invité » Carlovich, l’unique joueur de 2nde division.

 

 

Le match se terminera sur le score de 3-1 pour la sélection de Rosario et tout le monde parlait de Carlovich. Ce soir-là, el Trinche montrait à tous les sceptiques que l’unique raison pour laquelle il ne jouait pas en Primera Division était parce qu’il ne le voulait pas. À la mi-temps, le résultat était déjà 3:0 pour l’équipe locale et l’entraîneur de l’équipe nationale Vladislao Cap avait demandé qui était ce joueur et surtout de le faire remplacer parce qu’il craignait une honte plus grande avec Carlovich sur terrain. El Trinche sortira à la 65e minute sous les ovations des spectateurs. Un de ses adversaires, Aldo Poy, racontera quelques années plus tard, qu’après la sortie de Carlovich, beaucoup des spectateurs avaient quitté le stade. La légende dit que c’était l’unique match de l’histoire au cours duquel supporters de Newell’s et de Central se sont embrassés. À l’issue du match, el Trinche a failli quitter l’Argentine mais son transfert vers le New York Cosmos puis vers un club français sont tous deux tombés à l’eau. Lorsqu’il évoluera à Independiente Rivadavia (Mendoza), il jouera contre le Milan AC, une rencontre que les Argentins vont remporter 4 à 1 et au cours duquel Carlovich sera l’homme du match. S’il n’a pas marqué, el Trinche « s’est amusé » au point que les Italiens ont pris cela pour de la provocation et ont cherché à le blesser. Dans le compte-rendu de la rencontre, il sera écrit que Carlovich avait « rempli le terrain de footballl ».

El Trinche hors terrain

Tout le talent du monde n’aide pas à faire carrière si on manque de professionalisme comme dans son cas, lui qui considérait le foot comme un jeu et non une contrainte. C’est ainsi que l’entraînement n’était pas sa priorité, il y paraissait souvent peu motivé quand il ne séchait tout simplement pas les séances. Il ne faisait pas non plus le moindre effort d’adaptation et tous ceux qui l’ont un jour connu diront de lui qu’il aurait pu faire tellement plus s’il avait fait des efforts. La comparaison avec Mágico González est évidente tant les deux joueurs étaient bénis avec des facultés extraordinaires mais ne voulaient pas considérer le foot comme une profession. Mais d’un autre côté, les gens les aimaient particulièrement pour ce caractère antisystème et cette (non-)attitude. À son époque Independiente Rivadavia, les supporters lui donnaient le surnom el Gitano (le Gitan), parce qu’il dormait soi-disant sur le sol et se baignait dans les ruisseaux. Ce surnom allait cependant laisser place à celui de « Rey » (Roi) après une représentation de gala dans une victoire 5 à 1 dans un Clásico.

 

 

La raison pour laquelle le mythe continue à grandir tient dans le fait qu’il n’existe qu’un seul enregistrement vidéo des exploits du Trinche, la 2nde division n’étant à l’époque pas filmée. Même les articles sur lui sont rares, par exemple dans les archives de El Gráfico, il n’y a qu’un seul article sur le Trinche. Il y a cependant suffisamment d’articles locaux pour prouver que tout a réellement existé. Mais son histoire est plus connue par ce qu’il est dit de lui que par les images. C’est la principale raison au fait que la légende s’est développée tant il est connu que la narration orale a tendance à voir s’ajouter des petits détails. Quelques anecdotes sont vraies, d’autres sont fausses a ainsi dit Carlovich. Par exemple, il réfute l’histoire selon laquelle il a préféré aller pêcher plutôt que de répondre favorablement à une invitation en sélection nationale sous Menotti, même s'il n’a jamais révélé ce qu’il a fait à la place. Il admet également qu’occasionnellement il s’asseyait sur le ballon au cours d’un match, non pas pour provoquer l’adversaire, mais parce qu’il était un peu fatigué.

Pendant son temps à Mendoza, alors qu’il jouait chez Independiente Rivadavia, à Colón de Santa Fe et au Deportivo Maipú, sportivement tout allait bien pour lui mais il montrait le même comportement peu professionnel. Son amour pour sa ville natale était toujours plus grand. On raconte que lors d’un match, il a provoqué son expulsion en première mi-temps, a pris une douche rapide, couru vers la gare d’autobus pour attraper le dernier bus pour Rosario. Une fois, à la signature d’un contrat, il a réclamé une voiture comme bonus, voiture qu’il a finalement obtenue du club. Avec cette voiture, il est rentré à Rosario et n’est jamais revenu. Carlovich conteste cette histoire, disant qu’il l’avait payée.

Conséquences du mythe

Faute d’images télévisées et des narrations fabuleuses qui entourent sa légende, les supporters des équipes qui accueillaient ses clubs étaient toujours très curieux de voir El Trinche, pour vérifier de leur yeux s’il y’avait du vrai dans ces histoires. Dans un match avec Central Córdoba, Carlovich a reçu un carton rouge précoce après une collision avec un adversaire mais les supporteurs locaux, qui étaient principalement venus pour voir Carlovich, ont obligé l’arbitre à revenir sur sa décision, de manière qu’il a pu terminer le match.

A posteriori, il est devenu le Maradona de Rosario et même Diego était conscient d’importance du Trinche. Quand il fut présenté en 1993 à Newell’s, un journaliste lui parlait de la fierté de pouvoir recevoir le mieux footballeur de tous les temps, ce à quoi Maradona a répondu que « le meilleur du monde avait déjà joué à Rosario, et que c’était un homme du nom Carlovich ».

El Trinche terminera sa carrière en 1986 et vit aujourd’hui encore dans son quartier à Rosario, où il est visité de temps en temps par des journalistes qui veulent savoir quelles anecdotes sont vraies et quelles anecdotes ne le sont pas. Il est certain qu’il n’y aura plus de tel personnage dans le football. Cet article contribue à faire grandir son mythe, en espérant qu’il n’a relayé que de vraies anecdotes.

Par David de chefutbol.com

Article en version originale (anglais) : http://www.chefutbol.com/english-posts/tomas-el-trinche-carlovich-769476 

Pour aller plus loin : Informe Robinson au sujet du Trinche (en espagnol)

David
David
Rédacteur pour chefutbol.com