16 juillet 1950, alors que deux-cent-mille supporters présents au Maracanã pleurent d’avoir vécu l’inimaginable, un jeune Brésilien né le long de la frontière se prend d’affection pour le bourreau du jour. Ce jeune brésilien se nomme Aldyr García Schlee. Décédé à quelques heures d’un match amical opposant Brésil et Uruguay, sa terre de naissance et son cœur, il restera celui qui a colorisé la légende de la Seleção.

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Jaguarão est une petite ville de l’extrémité Sud du Brésil. Tellement à l’extrémité du gigantesque Brésil qu’elle n’est séparée de l’Uruguay que par un pont, le Puente Barón de Mauá à peine long d’une centaine de mètres qui la relie à la ville de Río Branco. C’est ici qu’Aldyr García Schlee voit le jour le 22 novembre 1934. Aldyr grandit dans ce paysage fait de mélange, entre terres brésiliennes et uruguayennes qu’un seul et même rio, le Rio Yaguarón, frontière naturelle séparant virtuellement les deux pays. Il passe ainsi sa jeunesse à naviguer entre les deux pays, comme l’ensemble des habitants du coin, Porto Alegre étant à près de quatre-cent kilomètres, la ville a plus des airs uruguayens que brésiliens. Les deux pays partagent une passion commune, le football, passion qui vient les faire se percuter en 1950.

Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le Brésil accueille sa première Coupe du Monde, celle qui veut faire en partie oublier les horreurs vécues pendant près d’une décennie. Ciment de l’identité nationale, le football est alors au centre des attentions, le parcours de la sélection ne peut (ne doit) se conclure que par une victoire, tout politique de l’époque est déjà prêt à s’en saisir. Le 16 juillet, deux-cents mille spectateurs se massent au Maracanã pour célébrer ceux qu’O Mundo présente ce jour-là comme les nouveaux champions du monde. Il faut dire que jusqu’ici, tout va bien pour le Brésil qui écrase sa Coupe du Monde et n’a finalement besoin que d’un simple match nul pour soulever son trophée. Tout est prêt, Jules Rimet a même préparé son discours en portugais. En ce 16 juillet, Aldyr se trouve en terres uruguayennes. Parti à Río Branco avec des amis, il est au cinéma pour voir un film avec Roy Rogers, l’un des héros de westerns de série B de l’époque. Au Maracanã, Friaça ouvre le score peu avant l’heure de jeu, l’heure est à la fête. La suite est connue. Schiaffino puis Ghiggia glacent tout un pays, le football a une fois encore rappelé qu’il était aussi insaisissable que cruel avec ceux qui pensent le contraire, l’impensable s’est produit, l’Uruguay est champion du monde pour la deuxième fois de son histoire. Aldyr García Schlee raconte ce qu’il se passe dans son Sud pour la FIFA : « Soudain, ils ont coupé le film. On s’est tous levés pensant à une panne du projecteur. Puis un bruit, une voix annonce en espagnol « le match au Maracanã est terminé. Brésil 1, Uruguay 2. Nous sommes champions du monde ! Puis ils ont passé l’hymne uruguayen. Comment voulez-vous que je ne devienne pas Uruguayen après une telle expérience ! ». Pendant ce temps, le Brésil sombre dans la dépression, ne parvient à panser ses plaies. Moacir Barbosa est ostracisé, la sélection maudite. Tout un pays doit désormais reconstruire son football mais doit d’abord faire son travail de deuil. Deux ans plus tard, il décide de s’appuyer sur une nouvelle génération de joueurs puis petit à petit, germe l’idée de changer cette tunique blanche comme le fantôme du Maracanã, devenue synonyme de malédiction.

Tunique jaune

Sous l’égide de la Confédération Brésilienne des Sports, le Correio da Manhã lance alors un grand concours national qui a pour but de fournir à la Seleção une nouvelle identité visuelle plus patriotique. La règle est simple : les quatre couleurs du drapeau brésilien doivent être présentes sur le nouvel uniforme. Alors âgé de 19 ans, Aldyr Garcia Schlee est désormais illustrateur pour les pages sports d’un petit journal à Pelotas, ville située à une centaine de kilomètres de la frontière uruguayenne. Au départ, il n’envisage pas de participer à ce concours, jugeant la règle des quatre couleurs totalement ridicule : « aucune nation ne joue avec un maillot portant quatre couleurs. De plus, celles du drapeau brésilien ne vont pas ensemble ». « J’ai donc décidé de ne pas y répondre. Puis, je me suis dit qu’on pouvait réinterpréter la règle en utilisant sur le maillot les couleurs qui représentent notre identité, le jaune et le vert, laissant le short et les chaussettes pour placer le bleu et le blanc ». Il griffonne des centaines de modèles, essaie les rayures, les diagonales, les mélanges. Après avoir tenté divers motifs, plus d’une centaine, trois maillots émergent de ses choix. Parmi eux, le maillot jaune à bandes vertes, short bleu et chaussettes blanches. Le 15 décembre 1953, le Correio da Manhã publie la photo de l’équipement vainqueur, il est signé Al Schee, de son nom d’illustrateur avec comme légende : « la future tenue de la sélection brésilienne : maillot jaune-or avec col et poignets vert, short bleu cobalt, chaussettes blanches avec rayures vertes et jaunes ou bleu et blanches ». Sa création devient le nouvel uniforme national. Elle est présentée au public du Maracanã le 20 janvier 1954 en présence de nombreuses légendes du football brésilien. Ne reste plus qu’à l’étrenner. Le Brésil s’impose face au Chili lors du premier match de la Camisa Canarinho, baptisée ainsi par le journaliste pauliste Geraldo José de Almeida. Clin d’œil du destin, le seul but du match est inscrit par Baltazar, joueur du Corinthians dessiné par Aldyr García Schlee sur un strip portant le maillot final aux côtés de trois autres joueurs (Luizinho, Pinheiro, et Ademir) portant trois autres maillots non retenus. La victoire de 1958 se fait sans ce maillot, la Seleção se voyant contrainte de trouver dans l’urgence une tenue alternative, le pays hôte jouant également en jaune, et trouvant finalement des maillots bleus sur lesquels sera cousu le logo de la fédération. Le maillot d’Aldyr Garcia Schee n’entrera dans la légende que près d’une décennie plus tard après les exploits en terres chiliennes puis mexicaine, portée par une autre légende : le Roi Pelé. Cela ne suffira cependant pas pour s’attirer les faveurs de l’homme qui lui a fourni sa tenue mythique.

Cœur celeste

Vainqueur du premier prix, García Schlee se rend à Rio pour passer plusieurs mois au Correio da Manhã et gagne également le droit de passer quelques jours avec la sélection nationale. Son séjour auprès des joueurs le détourne définitivement de la sélection. Il y décrit des « ivrognes coureurs de jupons » au comportement de « canailles » bien loin des valeurs auxquelles le provincial qu’il est croit. Retourné dans son Sud, il se spécialise dans l’étude de l’identité culturelle et des relations entre pays frontaliers et va notamment effectuer une thèse en sciences humaines. L’histoire se charge ensuite de l’éloigner davantage du Brésil. Après le coup d’Etat de 1964, alors qu’il a cofondé l’école de journalisme à l’Université Catholique de Pelotas, il est expulsé de la faculté par les militaires pour y avoir exercé « des activités philo-communistes contraires à l’esprit de l’Université ». Il sera emprisonné à trois reprises sous la dictature. En 1965, alors qu’il prépare la soutenance de sa thèse sur « l’autodétermination nationale », il est attendu par l’armée, toutes les copies de son mémoire sont alors mises sous scellé. Il devra patienter douze ans pour pouvoir les récupérer et obtenir son doctorat.

En 1970, le monde du football n’a d’yeux que pour la Seleção du Roi Pelé. De ce titre qui permet au Brésil de conserver définitivement le trophée, García Schlee ne garde pourtant qu’un douloureux souvenir, celui du déchirement en demi-finale lorsque le onze brésilien vêtu de sa tunique jaune s’impose face au onze de son cœur céleste. Pendant que le maillot qu’il a créé devient objet de culte, vendu à prix d’or à son équipementier actuel, après des années de designer et de journaliste, Aldyr García Schlee devient écrivain, remporte plusieurs prix de littérature et s’intéresse principalement aux questions relatives à la frontière entre les deux pays. Comme un symbole, considéré comme un auteur uruguayen, ses œuvres, rédigées en espagnol, se vendront mieux en Uruguay qu’au Brésil. Preuve supplémentaire que l’homme qui a créé l’imagerie de la légende brésilienne est né du mauvais côté de la frontière. Ultime clin d’œil du destin, comme pour Ghiggia, héros du Maracanã décédé le jour de l’anniversaire de l’exploit uruguayen, Aldyr García Schlee est emporté à quelques jours de ses 84 ans par un cancer à la veille d’un match opposant le Brésil à l’Uruguay. Alors que la légende de sa Camisa Canarinho a été écrite par un 10 devenu Roi qui s’amusa notamment un jour de 1970 devant le portier uruguayen, l’histoire retiendra que ce soir de 2018, c’est un autre 10 vêtu de jaune qui a permis à la Seleção de vaincre la Celeste.

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.