Il fût un temps où les footballeurs jouaient avec un lacet pour fermer leur maillot, un temps où il y avait plus d’attaquants que de défenseurs, un temps où l’Uruguay dominait le monde du ballon rond. Un temps où les clubs ne jouaient pas de coupe continentale mais plutôt des trophées, effectuaient des tournées, jouaient des matchs qui n’avaient rien d’amicaux. Il fût un temps où la Coupe du Monde n’était pas télévisée, à peine radiodiffusée, où les résultats pouvaient être transmis par câble avant d’être clamés à la foule. Il fût un temps où José Nasazzi était le meilleur joueur du monde.
José Nasazzi est né le 24 mai 1901 à Montevideo, fruit comme de nombreux Uruguayens d’un mélange de sang italien et espagnol. Il commence sa carrière au sein du jeune club de Lito en 1918. Ce dernier vient d’être fondé dans le quartier nouveau d’Arroyo Seco, dans la zone du port, cette zone à l’ouest de Montevideo qui s’étend au début du XIXe siècle grâce à l’exportation, notamment de viande envoyée sous forme de conserves en Europe. C’est à cette époque que de nombreux clubs voient le jour dans cette zone de la ville, vingt ans après les Peñarol, Nacional et autres Wanderers. On y retrouve donc Lito, mais aussi à côté Bella Vista, puis la Teja et son club de Progreso, et enfin le Cerro avec les clubs de Rampla Juniors et CA Cerro. Avec Lito, Nasazzi arrive à monter en première division, mais Nasazzi souhaite jouer pour le club voisin de Bella Vista, qui vient d’être fondé. Malheureusement, Lito ne lui laisse pas sa liberté et Nasazzi est obligé de passer une année au sein d’une autre ligue amateur dans le club de Roland Moor, avant de pouvoir enfin jouer pour Bella Vista à partir de l’année 1922. Grâce notamment à des performances de haute volée de Nasazzi, le club monte immédiatement en première division, dans un championnat divisé à l’époque, dès l’année 1923. Le club aux couleurs papales compte alors également dans ses rangs José Leandro Andrade.
Ses performances en club lui permettent d’être appelé en sélection et de participer à la Copa América, qui ne s’appelait pas encore ainsi à l’époque, en 1923 à Montevideo. Avant la compétition, l’inscription de l’AUF auprès de la FIFA est déjà en bonne voie, de la main d’Enrique Buero, ambassadeur auprès de la Société des Nations à Berne, et actif sur tout le continent européen. Le président de l’AUF d’alors, Atilio Narancio, s’engage à ce que si la sélection gagne le championnat sud-américain de 1923, la fédération organisera le déplacement à Paris pour ces premiers mondiaux Olympiques, organisé par la FIFA et le CIO. Cette décision changera la vie de Nasazzi, car la sélection emporte son quatrième titre continental grâce à trois victoires au Gran Parque Central du 4 novembre au 2 décembre 1923, contre le Paraguay (2 à 0), contre le Brésil (2-1) puis contre l’ennemi argentin (2 à 0). Nasazzi est titulaire à chaque match en défense, dans une équipe comprenant également Andrade, José Pedro Cea, ou Héctor Scarone. Atilio Narancio tient sa promesse, en ayant à hypothéquer une de ses résidences, mais il envoie l’équipe à Paris début 1924 pour aller jouer le premier mondial de football organisé par la FIFA et le CIO conjointement.
Premiers sacres mondiaux
Le 16 mars 1924, le Désirade quitte le port de Montevideo, embarquant avec lui les joueurs en troisième classe, la traversée durera jusqu’au 7 avril. Les Uruguayens arrivent à Vigo et commence par une tournée espagnole servant notamment à récolter des fonds pour financer le voyage. Le premier match de la sélection Uruguayenne est joué le 10 avril, contre le Celta. Le match a lieu à 16h, et de nombreux commerces ferment avant l’heure pour pouvoir profiter du spectacle. Le match est un tel succès qu’un nouvel affrontement entre les deux équipes est organisé dès le 13. L’Uruguay gagne les deux matchs, trois à zéro puis quatre à un. La Celeste continue son bonhomme de chemin en enchaînant des victoires contre l’Athletic de Bilbao, la Real Sociedad, le Deportivo La Coruña, l’Atlético de Madrid et le Racing de Madrid (ancien club, renforcé pour l’occasion par des joueurs du Sevilla et de l’Español). Au total l’Uruguay joue neuf matchs, neuf victoires. Et surtout, la Celeste déplace les foules.
Le 26 mai 1924, l’Uruguay joue son premier match de Championnat du Monde contre la Yougoslavie. Car c’est bien un Championnat du Monde que la FIFA coorganise avec le CIO pour les Jeux Olympiques, ils seront toujours reconnus comme tel. À 16 heures, au stade Yves du Manoir de Colombes, les Uruguayens avec à leur tête José Nasazzi, capitaine pour la première fois en match officiel, s’imposent sept à zéro. Le journaliste français Henry de Montherlant déclare : « Nous avons ici le vrai football. En comparaison avec celui-ci, celui que nous connaissions avant, celui que nous jouions, n’était rien d’autre qu’un jeu de cours d’école ». José Nasazzi, pilier de la défense qu’il forme alors à deux avec Pedro Arispe, n’est pas aussi technique que ses collègues, mais il organise à merveille l’équipe, et sait dégager loin quand il le faut. En cinq matchs, l’équipe ne prendra que deux buts, tout en marquant vingt. Compétition à élimination directe, les matchs s’enchaînent en effet, puisque le 29 mai l’Uruguay bat les États-Unis, l’autre équipe venant de l’autre côté de l’atlantique, trois à zéro. Le premier juin, le pays hôte est balayé cinq buts à un. Le match le plus serré est disputé en demi-finale avec une victoire deux buts à un, avant une victoire finale contre la Suisse trois à zéro. Pour le premier Championnat du Monde, l’Uruguay est sacré champion, avec José Nasazzi à sa tête. Pour remercier le public, la sélection uruguayenne effectue un tour d’honneur, bras levé. José Nasazzi a 23 ans, il est champion d’Amérique du Sud et champion du monde en titre.
À peine rentré au pays, la sélection effectue des amicaux en Argentine avant d’accueillir la Copa América à la maison, et de confirmer son titre continental au Gran Parque Central. Mais l’Europe veut revoir les Champions, ces étoiles n’ayant joué que neuf matchs en Espagne et cinq à Paris et ayant tout gagné. Les clubs uruguayens reçoivent des sollicitations et Nacional décide d’organiser une tournée allant de février à septembre. Nasazzi ne doit pas faire partie du voyage, jouant toujours pour Bella Vista, mais exceptionnellement il est prêté au Nacional et rejoint la tournée arrivant fin avril en Espagne. La tournée entraîne le club bolso en Espagne, aux Pays Bas, en Tchécoslovaquie, en France, en Autriche, au Portugal. Nasazzi joue quinze matchs au total, marquant dix buts car il se permet durant de nombreux matchs de jouer attaquant de pointe au vu de l’écart de niveau ! Sur un total de 38 matchs, Nacional en gagne 26, en perd 5, se permettant avec les joueurs supplémentaires de séparer le groupe en deux équipes comme ce 17 mai 1925 où une partie du groupe joue une sélection bruxelloise pendant qu’une autre joue une sélection parisienne. Il est temps de rentrer à la maison, et de jouer un peu au sein du championnat pour son Bella Vista, après six mois de tournée avec un Nacional, tournée restant comme l’une des plus longues et des plus réussies de l’histoire. L’Europe a pu voir les champions, à une époque où seuls les spectateurs pouvaient voir les matchs. La parenthèse Nacional se referme, il ne la rouvrira qu’à partir de 1933 pour la fin de sa carrière.
Le championnat de 1926 ne se joue de toute façon pas suite à la scission au sein du football local entre les clubs suivants Nacional et ceux suivants Peñarol. José Nasazzi en profite comme les autres joueurs de sélections pour s’en aller au Chili emporter un troisième titre continental personnel pour celui qui commence à être appelé de son surnom, le Maréchal. L’Uruguay roule sur la compétition battant ses quatre adversaires, dont les Argentins deux à zéro le 24 octobre 1926. Champion du Monde en titre, l’Uruguay est de nouveau invité à participer aux Championnats du Monde organisés dans le cadre des Jeux Olympiques par la FIFA et le CIO. Cette fois, l’Uruguay n’est pas le seul pays sud-américain à être invité à faire le déplacement, les Argentins étant aussi du voyage. En plus de la délégation officielle des joueurs, des reporters sont aussi pour la première fois du voyage. Alors qu’un seul journaliste avait fait le déplacement à Paris, Luis Batlle Berres, chaque journal envoie un envoyé spécial pour cette deuxième édition. Toujours pas de radio ni de télévision évidemment, mais des câbles sont déclamés sur les toits des journaux à une foule regroupée dans la rue et des encarts spéciaux avec compte-rendu in-extenso sont imprimés dans les éditions papiers, la médiatisation du football se développe. José Nasazzi est évidemment toujours là, Capitaine, avec son compère Pedro Arispe en défense, grand joueur de Rampla Juniors. Au tirage au sort, les Uruguayens doivent affronter lors du premier match les locaux. Comme à Paris quatre ans plus tôt, l’Uruguay domine les Pays-Bas deux à zéro. Les matchs sont un succès populaire terrible, le stade Olympique d’Amsterdam affiche complet, avec notamment plus de 40 000 personnes contre l'hôte. En demies, ce sont les Allemands qui se dressent sur le chemin des Uruguayens. Nouvelle victoire, mais beaucoup plus âpres, puisque deux Allemands et Nasazzi sont exclus avant la fin de la partie. Il n'y a heureusement pour le spectacle pas de suspension à l'époque. En finale, c’est l’ennemi argentin qui pointe le bout de son nez. Les joueurs de l’autre rive se sont imposés contre la Belgique, les États-Unis et la surprise égyptienne en demi-finale. Un premier match est joué le 10 juin, mais les hommes de Nasazzi n’arrivent pas à se départir des Argentins, concédant le match nul. Comme c’est de coutume à l’époque, le match est rejoué trois jours plus tard, et l’Uruguay confirme son titre. La presse décrit la performance du grand capitaine comme « superbe ». José Nasazzi est capitaine de l’équipe double Champion du Monde. À son retour en Uruguay, il est déjà une idole.
Triple champion du monde
Nasazzi peut enfin poser ses valises pour quelques temps en Uruguay. Il participe bien au tournoi sud-américain de 1929 en Argentine mais comme tout l’Uruguay, il est déjà tourné vers cette fameuse Coupe du Monde, organisé uniquement par la FIFA au vu des bénéfices tirés des Championnats du Monde de 1924 et 1928. Pour la première fois, l’Uruguay n’aura pas à voyager pendant un mois, naviguant vers l’Europe, mais recevra le Monde à la maison. En plus du stade de Pocitos et du Gran Parque Central, un autre stade est construit en quelques mois, le Stade Centenario, car la compétition tombe pour le centenaire du pays. L'Uruguay sort finalement de son groupe en battant le Pérou et la Roumanie, avant de se défaire de la Yougoslavie en demi-finale six buts à un. « Les jours avant la finale, on savait que le Centenario serait plein à craquer. On savait que c'était notre opportunité de battre l'Argentine, avec qui nous avons une grande rivalité. Et c'est ce que nous avons fait. Les argentins ont été dépassé par l’atmosphère et notre fighting-spirit. Même Luis Monti, l'un de leur joueur clef, n'a frappé personne et a joué comme un gentleman » déclarera José Nasazzi. À nouveau l'Uruguay s'impose, dans un match où il a montré qu'il jouait la tête haute. José Nasazzi fait partie des six joueurs à être triple champion du monde, avec José Leandro Andrade, Pedro Cea, Pedro Petrone, le grand Héctor Scarone et Santos Urdinaran. Après la Coupe du Monde, Andrade dit de Nasazzi : « Aucun autre joueur n'avait une vision comme lui du match. Ce que disait José était sacré pour nous. « Suit le joueur, va à droite, va à gauche », il passait les quatre-vingt-dix minutes à parler. Mais ses mots, ses paroles, faisait de lui le meilleur coéquipier de tous ».
Il continue en 1931 avec l'équipe de Bella Vista, pour ce qui est la première saison professionnelle du championnat uruguayen, mais finit sa carrière au sein du Nacional. Il donne les huit cents pesos de prime de signature à son club d'origine pour que ce dernier commence la construction de son propre stade qui sera renommé en son honneur dès 1933, le grand capitaine venant y jouer des matchs avec Nacional. Ce stade existe toujours de nos jours. Nasazzi rajoute un titre à son palmarès lors du championnat sud-américain 1935 au Pérou, étant élu de nouveau meilleur joueur du tournoi douze ans après 1923. Il prend sa retraite en 1937, après plus de 800 matchs en première division uruguayenne, et ce malgré quelques années blanches comme en 1930 pour la Coupe du Monde. Il porte à lui seul trois étoiles, dont celle de la Coupe du Monde 1930 durant laquelle il est élu meilleur joueur, quatre Copa América, dont deux où il est élu meilleur joueur. En club, il ne remporte qu'un championnat de deuxième division avec Bella Vista et deux titres dans les années trente avec le Nacional. Il prend la main sur la sélection entre 1942 et 1945, puis devient journaliste sportif, tout en occupant un poste de fonctionnaire en tant que directeur des casinos de la ville de Montevideo. Il continue d'être célébré durant vingt ans dans tout le pays, comme le champion des champions.
Il décèdera le 17 juin 1968, à l'âge de soixante-sept ans. Il reste l'image d'un immense champion, l'un des plus grands défenseurs de l'histoire, l'un des plus grands capitaines de l'histoire, l'un des plus grands joueurs de l'histoire. Quelques jours plus tard, le journal argentin El Grafico lui dédiait un magnifique article qui se terminait ainsi : « Souvent on utilise des phrases vides de sens pour dire au revoir aux grands. Souvent on dit pour un adieu final qu'une « époque s'en va », et aussi souvent au décès on dit qu'une « légende meure ». Souvent les phrases sonnent vides, comme toutes ces phrases que l'on dit pour simplifier. Dans le cas de Nasazzi, ces phrases mériteraient d'être utilisées pour la première fois, car il est vrai que se termine ici une époque du football oriental, celle qu'il symbolisait quand il était en vie. Et c'est aussi vrai que meure une légende, car sa carrière a été à ce point de grandeur. C'est pour tout cela, ces cérémonies, ce peuple qui recouvre son cercueil de fleurs, pleurant à l'intérieur d'eux-mêmes. Peut-être parce que tout uruguayen sait que le moule est désormais cassé, qu'un jour peut-être les OVNIS viendront, que l'on pourra déjeuner sur la lune, mais que plus jamais il n'y aura un autre José Nasazzi ».