César Luis Menotti, Marcelo Bielsa et Gerardo Martino. Trois entraîneurs argentins à succès, trois Rosarinos devenus légendes. Parmi ces techniciens, il est cependant un absent de marque : José Yudica. Le premier entraîneur à avoir remporté trois titres nationaux avec trois clubs différents. Le premier à poser les pierres du nouveau Newell’s. Une légende argentine passée dans l’oubli qui vient de s'éteindre.
À environ trois cents kilomètres au nord de Buenos Aires, à mi-chemin de la route qui mène à Santa Fe, se trouve Rosario. Sur la rive est du Rio Paraná, là où Manuel Belgrano vît le soleil se lever pour donner les couleurs au drapeau argentin, se trouve le berceau de grandes légendes du football albiceleste. De César Luis Menotti, l’entraîneur d’une sélection qui offrît une couronne mondiale à une dictature triomphante, à Leo Messi, la star planétaire de la discipline, en passant par Marcelo Bielsa, Rosario occupe une place essentielle dans l’histoire du football mondial. Elle est aussi la ville d’un des plus grands entraineurs de l’histoire du football ciel et blanc : José Yudica.
Le gaucher timide, hincha de Newell’s
José Yudica n’est qu’un enfant quand il gagne son premier titre. Aux côtés de ses amis Puppo, Cerro, Saliadarre et Farrugia, il remporte le Torneo Infantile Evita 1949 avec le Deportivo Club Rosario Morning Star, tournoi créé l’année précédente par la Fondation Eva Perón dans le cadre du plan d’aide social et par lesquels passeront des Bilardo, Sivori, Sanfilippo et autres Marzolini. Issu des quartiers pauvres, les premières grandes joies du petit Yudica sont liées au football. Après ce titre chez les enfants, il fait partie du groupe de jeunes qui va suivre la sélection nationale aux JO d’Helsinki. « La plupart d’entre nous étions pauvres. Le voyage en bateau pour rejoindre l’Europe a duré deux mois. À seize ans, c’était un séjour inoubliable. »
Lorsque vous naissez à Rosario, vous devez cependant rapidement choisir votre camp. Dans une ville que le football coupe en deux, soit vous êtes un Canallas et rejoignez Central, soit vous êtes un Leproso et votre vie s’écrit en noir et rouge, couleurs de Newell’s. Hincha de Newell’s, Yudica et ses amis Puppo et Farrugia rejoignent la Lepra en 1953 grâce à papa Yudica, le marchand de légumes qui connait les dirigeants. L’année suivante, alors qu’il n’a pas dix-huit ans, il fait sa première apparition chez les pros. Petit, maigre mais rapide, le gaucher que tout le monde appelle el Piojo (le pou) est un remarquable dribbleur. Deux ans plus tard, il débute en sélection. En pleine Revolución Libertadora, quinze jours après la tentative de coup d’État dirigée par Juan José Valle qui se termine par la fusillade de dix-sept militaires et quinze civils, Yudica entre, les yeux grand ouverts dans un Monumental où le public, encore sous le choc des évènements des jours précédents, est venu se changer les idées et applaudir les stars d’alors. « Ce fut une grande émotion. J’étais le seul joueur de l’Intérieur (NDLR : Rosario, situé en cœur du pays est considérée comme une ville de l’Intérieur). Autour de moi, uniquement des joueurs confirmés : Rogelio Domínguez, Pedro Dellacha, Federico Vairo, Juan Carlos Giménez, Héctor Guidi, Jorge Benegas, Ernesto Sansone, Norberto Conde, Humberto Maschio, Angel Labruna, Ernesto Grillo. »
Pour ses débuts en sélection, le timide Yudica partage sa chambre avec Ernesto Grillo, le crack d’Independiente, à qui il ne décroche pas le moindre mot jusqu’au match du lendemain. Quelques années plus tard, il retrouve el Pelado Grillo à Boca. Yudica passe trois saisons avec les Xeneizes, fait étalage de sa technique sur son côté gauche mais ne remporte pas le moindre titre. Après cent trente-quatre matchs et trente buts avec le géant argentin, son histoire professionnelle se poursuit à Vélez, à Estudiantes, à Platense puis à Quilmes avant un départ à l’étranger, au Deportivo Cali, où il va remporter son seul titre majeur : le championnat de Colombie. Sa fin de carrière de joueur est proche. Il rentre au pays, remporte le tournoi de troisième division avec le Talleres de Remedios de Escalada et effectue une ultime pige à San Telmo. À presque trente-cinq ans, el Piojo raccroche les crampons. Ce que l’humble Yudica ne sait pas encore, c’est qu’il va alors entrer dans la légende du football argentin.
Premiers pas, premiers succès
« Un jour, un gars de Rosario, qui me connaissait depuis l’enfance, m’appelle et me dit qu’Altos Hornos Zapla, une équipe fondée par un groupe d’entrepreneurs dans la sidérurgie, recherche un coach. Quand j’ai vu le soutien dont disposait ce club, je n’ai pas hésité une seconde ». 1973, José Yudica débute sa carrière sur un banc de touche dans la province de Jujuy, à l’extrême nord du pays, aux portes du Chili et de la Bolivie. Fondés en 1947, les Merengues de Zapla participent à la Liga Jujeña de Fútbol qu’ils ont alors remportée à deux reprises. L’arrivée de Yudica ouvre un nouveau cycle. Avec lui, une quinzaine de nouvelles têtes font leur arrivée au club. El Piojo brille d’entrée. S’appuyant sur la dynamique du club, il met son groupe au travail et entretient la confiance. Zapla va alors vivre la meilleure année de son histoire : le club termine la Liga Jujeña invaincu, remporte le tournoi régional et ainsi décroche pour la première et unique fois de son histoire un billet pour le championnat national. Car la particularité du championnat argentin d’alors et d’avoir une première division d’une complexité rare. En 1973/1974, la saison argentine se divise en deux championnats : le Metropolitano qui concerne dix-huit équipes et occupe la première partie de saison, et le championnat national (Campeonato Nacional), qui occupe la deuxième moitié de la saison auquel participent trente-six équipes : les dix-huit issues du Metropolitano, huit qualifiées d’office issues des Ligues de l’Intérieur du pays et enfin dix équipes issues du tournois régionaux, comme par exemple Zapla. Les Merengues croisent ainsi Talleres, Argentinos, Colón, River Plate et Newell’s, récent champion du Metropolitano qu’ils battront à Palpalá avant d’aller les accrocher à Rosario (4-4). Le petit club du nord impressionne. Deuxième meilleure attaque du groupe, il termine quatrième, à trois petits points de Newell’s, juste devant River. Yudica pose les premières pierres de ce qui fera sa célébrité : rendre des petits capables de renverser les géants en s’appuyant sur des principes d’humilité et de travail. Reste à convaincre à l’échelon national. Il faudra pour cela patienter trois ans.
Exercer un pressing incessant, un marquage strict dès le milieu de terrain et surtout, imposer un rythme effréné
Quilmes 78 : le premier titre
Septembre 1977, el Piojo est depuis quelques mois à la tête de Quilmes. Il sauve alors le Cervecero, l’un des plus anciens clubs du pays (fondé en 1887, il est également surnommé el Decano, le doyen), avant de laisser sa place sur le banc (en raison de divergences avec les dirigeants). Le club appelle alors les deux Oscars, López et Caballero, anciens de la maison. Mais les résultats ne suivent pas. Au soir de la neuvième journée du Metropolitano 78, Quilmes présente un bilan médiocre (trois victoires, deux nuls et quatre défaites), il est en douzième position. López et Caballero renoncent. Yudica revient. Omar « el Indio » Gómez, l’une des figures du QAC s’en souvient : « Nous avions bien débuté notre saison car nous nous connaissions et nous savions que López et Caballero étaient deux travailleurs. Tous les professionnels aiment travailler et s’entraîner. Mais il nous manquait la joie. Leur échec est là : ils ont réprimé notre joie de jouer ensemble. Quand Yudica est revenu, il nous connaissait. Il nous avait sauvés l’année précédente. Il a ramené la joie au sein du groupe. Avec lui, le groupe était plus fort. À mesure que les matchs se suivaient, nous nous sentions de plus en plus forts ». L’effet est immédiat. Après une victoire face à Newell’s en ouverture de la nouvelle ère Yudica, les succès s’enchaînent. Six journées plus tard, le championnat fait une pause, Quilmes est sixième à trois points du leader Boca. Nous sommes en juin 1978, l’Argentine d’un autre Rosarino, César Luis Menotti, triomphe sous les yeux d’un Videla aux anges. De cette trêve mondiale, Yudica n’en a que faire. C’est son coup de génie.
« Le coach y a vu une occasion à saisir. Il nous a convaincu de continuer à travailler dur pendant que les autres équipes étaient en pause durant la période de Coupe du Monde. Il n’avait de cesse de nous répéter que cela allait nous profiter. » Ne pas rompre la dynamique, rester humble et travailler, toujours travailler. Yudica transforme son groupe, le convainc que le titre est un objectif réaliste. Quilmes reprend sa marche en avant et termine la phase aller avec trois victoires et deux nuls. Sous Yudica, le QAC est toujours invaincu, il est désormais deuxième. Le mano à mano avec Boca ne fait que commencer.
L’écart se maintient au fil des journées, le choc entre Quilmes et Boca lors de la 28e journée se termine sur un résultat nul sans but. Longtemps les hinchas du Cerveceros réclament le penalty non accordé pour une faute sur Omar Gómez. Mais le tournant est proche. 8 octobre 1978, 36e journée. Boca s’incline à La Plata, Quilmes, deuxième à deux points accueille Independiente. Le Rojo, dernier champion et son redoutable duo Bochini – Outes, le grand club argentin de la décennie. À cette époque, jouer un grand d’Argentine n’est jamais simple, le combat étant souvent perdu d’avance. Le match est âpre mais le Cervecero s’en sort grâce à Merlo. Les joueurs prennent alors conscience qu’ils ont la chance du champion, que rien ne pourra leur arriver. La défaite face à Huracán n’altère en rien la confiance des hommes de Yudica. Boca tombe lors du Superclásico, Quilmes en profite. Il reste trois journées, les deux équipes sont ex-aequo. Derrière, Unión guette le moindre faux-pas. C’est Boca qui craque lors de l’avant-dernière journée. Son destin en main, Quilmes joue le titre à Rosario. La deuxième ère Yudica avait débuté face à son Newell’s, elle trouvera sa conclusion dans sa ville, sur le terrain de l’ennemi : Rosario Central.
Des milliers d’hinchas du Cervecero ont fait le déplacement dans un stade coupé en deux. Deux penalties d’Andreuchi et une merveille de frappe du gauche de Gáspari font chavirer un peuple. L’année où l’Argentine de Menotti le Canallas est championne du Monde, son champion local n’est autre que le petit club de Quilmes du Leproso Yudica. L’humble doyen du football argentin décroche son premier et unique titre de l’ère professionnelle au nez et à la barbe de Boca, le champion du monde en titre qui un mois plus tard conservera la Libertadores. Le tout avec le même groupe que celui qui s’était sauvé sur le fil l’année précédente. La recette est simple : humilité, travail et grande confiance en ses joueurs, ceux qu’el Piojo place au centre de tout. « Dire qu’un entraîneur fait gagner des matchs est un mensonge. Seuls les grands joueurs le font. L’entraîneur n’est là que pour les aider » déclare-t-il des années plus tard. Sa force est de convaincre ses joueurs qu’ensemble ils sont grands. Luis Andreuchi, qu’il a déjà coaché quelques années plus tôt alors qu’il n’était qu’un gamin à Zapla et qu’il a convaincu de faire venir à Quilmes, termine meilleur buteur du Metropolitano avec vingt-et-un buts, autant qu’un pibe d’Argentinos prénommé Diego. Ce dont personne ne se doute encore, c’est qu’outre mettre en avant ses qualités de guide, Quilmes permet à José Yudica de poser les bases de sa philosophie de jeu : « exercer un pressing incessant, un marquage strict dès le milieu de terrain et surtout, imposer un rythme effréné, leur seul qui convient à mon équipe ». Plus jamais ses équipes ne dévieront de ce principe.
Argentinos 1985-1987 : les sentiers de la gloire
Après une pige à Estudiantes en 1980, Yudica se fait sauveur d’équipes en péril. En 1981, il revient à Quilmes pour faire remonter son Cervecero en première division immédiatement après sa relégation de l’année précédente et signe chez l’un des grands : San Lorenzo. Descendu en seconde division pour la première fois de son histoire, le Ciclón est en pleine crise. Ce sera le seul mandat d’el Piojo avec l’un des cinq grands d’Argentine. San Lorenzo retrouve immédiatement l’élite, bat tous les records d’affluence et termine champion. Mais el Piojo ne reste pas. Trois ans plus tard, il arrive à Argentinos.
Dans les mois qui ont suivi le départ de l’enfant prodige, Diego Maradona, un nouveau projet d’envergure avait été mis en place du côté du Bicho (surnom donné à Argentinos Juniors). Avec l’arrivée d’Ángel Labruna, le club cherche à impulser une nouvelle philosophie de jeu, à se développer. Le décès tragique de Labruna laisse alors le Bicho orphelin. Pourtant, sur le terrain, l’équipe dirigée par Roberto Saporiti brille. Avec son football ultra-offensif, Argentinos parvient à sortir vainqueur de son duel avec Ferro et décroche le premier titre de son histoire. Saporiti n’est alors pas reconduit et José Yudica arrive avec pour mission de défendre un titre.
Il dispose d’un groupe talentueux, porté notamment par le capitaine Domenech et les futures stars Sergio Batista et Claudio Borghi. Au milieu, el Checho Batista est incroyable de maturité malgré son âge alors que devant, Borghi, qui pour certains est le nouveau Maradona, n’en finit plus d’affoler les défenses adverses. Humble, Yudica s’appuie alors sur le travail de ses prédécesseurs. Le Bicho aime posséder le ballon, el Piojo s’adapte et y ajoute ses préceptes. Il fluidifie d’avantage le jeu, impose son pressing haut. Argentinos devient une machine à gagner. Le nouveau Bicho entre donc dans un Torneo Nacional (nouveau nom du championnat de première division) d’une incroyable complexité : une première phase dans laquelle les trente-deux participants sont répartis en huit groupes. Les deux premiers jouent le titre, les deux derniers aussi ! Aucune phase n’est éliminatoire. Les derniers disputent une sorte de consolante (le tournoi des perdants), rejoints au fils des tours par les différents éliminés de la course au titre. Particularité de l’époque, le vainqueur de cette consolante se qualifie pour la grande finale du championnat. L’Argentine aime l’originalité : le Torneo Nacional 1985 n’est rien d’autre qu’une énorme Coupe d’Argentine où le meilleur des perdants peut espérer battre la meilleure équipe de la saison.
Le Bicho de Yudica écrase son groupe, tournant à près de trois buts par matchs, puis écarte San Lorenzo, San Martin, et le Ferro lors des matchs à élimination directe (tous, à l’exception du premier tour se jouant sur un match). Mi-juillet, Argentinos s’impose face à Vélez et se qualifie ainsi pour la grande finale. Son adversaire n’est autre que… Vélez, sorti victorieux de la consolante. Tombé lors du premier match, Argentinos domine le replay. El Piojo marque le match de son empreinte : Argentinos contrôle le ballon, récite son football. Domenech affole le côté gauche. L’ouverture du score du Bicho est un récital collectif : un ballon récupéré dans ses trente mètres, un enchaînement de neuf passes avant le but de Castro. Le Fortin reste dans le match. Borghi échoue sur penalty mais rien ne peut ébranler la confiance du groupe de Yudica. La pression du Bicho redouble. Lorsque Batista décroche sa frappe victorieuse, ils sont cinq dans la surface de Vélez. Yudica a réussi son premier pari : ramener le titre à La Paternal. Il peut alors se concentrer sur la Libertadores.
Surpris par le Ferro pour ses débuts dans la prestigieuse compétition continentale, le Bicho réalise deux exploits : s’imposer à Vasco et à Fluminense. Sa campagne est lancée. Une fois la revanche prise sur le Ferro, les deux Argentins se retrouvent à égalité en tête du groupe et doivent se départager sur un match d’appui que les hommes de Yudica survolent. Les demi-finales de la Libertadores sont également jouées sous forme de groupes. Deux groupes de trois équipes desquels émergent les deux finalistes. Argentinos se voit ainsi opposé à Blooming, club bolivien, et au Rey de Copas, tenant du titre et champion du monde, Independiente. Le groupe vire rapidement au duel argentin et tout se joue sur l’ultime journée, celle du choc entre Rojo et Bicho qu’Argentinos remporte, décrochant ainsi sa première finale de Libertadores. Elle est terrible d’intensité.
Car face aux hommes de Yudica se dresse la montagne América Cali, le géant colombien dirigé par Gabriel Ochoa Uribe et qui compte dans ses rangs Julio César Falcioni, Ricardo Gareca et autres Roberto Cabañas. Argentinos s’impose 1-0 à l’aller à La Paternal mais tombe sur le même score au retour en Colombie. Il faut un match d’appui pour désigner le vainqueur. Il se déroule deux jours plus tard à Asunción. De ce choc des titans, personne ne parvient à s’en échapper. 1-1, on va jusqu’au bout du suspense. Les hommes du Piojo ne tremblent pas alors qu’Antony de Ávila voit son tir repoussé par Vidallé. Pour sa première Libertadores, Argentinos décroche le titre. José Yudica est alors sur le toit de l’Amérique du Sud. Reste une dernière marche, l’Intercontinentale.
Le 8 décembre, à Tokyo, Argentinos et Juventus s’affrontent pour ce qui reste comme l’une des plus belles finale d’Intercontinentale de l’histoire. Sur le terrain, le duel à distance Borghi – Platini est superbe. Borghi déclare à l’issu de la rencontre que s’il avait fait dix matchs de ce niveau dans sa carrière, il aurait dépassé Maradona. Les occasions se succèdent de part et d’autre, les buts refusés aussi. Argentinos ne cesse d’attaquer et mènera deux fois au score avant d’être systématiquement repris par la Juve grâce au duo Platini / Laudrup. Une fois encore, la décision se fait aux tirs au but. Batista et JJ Lopez manquent le leur, Argentinos s’écroule. Le Bicho ne termine pas sa formidable année 1985 sur un triplé. La fin du cycle Yudica est alors proche. L’ère dorée du Bicho aussi. Un dernier titre glané en 1986, la Copa Interamericana, sur un but signé Armando Dely Valdés, frère d’un autre panaméen célèbre, et l’heure est venue pour el Piojo de retourner appliquer ses principes là où tout a commencé, là où, comme il aime à le répéter, il est né : Newell’s.
Pressing tout terrain, intensité et possession, José Yudica pose les bases du Newell’s de Bielsa
Newell’s 1987-1990 : retour à la maison
Au début des années soixante-dix, Jorge Griffa rentre à Newell’s pour y mettre en place un projet d’envergure qui porte son nom. Ce projet est ambitieux, il s’agit de faire de Newell’s la meilleure école de foot du pays. Pendant près de vingt ans, tout le système de détection et de formation du club est réorganisé. Tous les anciens reviennent les uns après les autres au club pour participer à ce projet. En 1987, lorsqu’el Piojo Yudica se pose sur le banc Leproso, Newell’s se prépare à participer au championnat avec un groupe et un encadrement technique à 100% issus du club. Jorge Griffa travaille avec Marcelo Bielsa chez les jeunes quand Yudica prend à ses côtés son « frère » de l’époque des Torneo Infantiles Evita, Roberto Puppo. Ce quatuor fait de Newell’s le meilleur club de la fin des années quatre-vgints au début des années quatre-vingt-dix.
À son arrivée, Yudica dispose de joueurs tous issus du centre, pour certains forgés par le duo Griffa / Bielsa, qui ont terminé les deux derniers championnats à la deuxième place. Scoponi, Basualdo, Theiler, Pautasso, Sensini, Llop et Rossi. Au milieu, l’homme clé Gerardo Martino.Tata, qui deviendra ensuite l’entraîneur à succès, était numéro 5 avant l’arrivée d’el Piojo. Mais, voyant le niveau technique de son joueur, Yudica en fait un meneur de jeu. Il transforme le paresseux défenseur en enganche hyper actif. Tata reste marqué par le style Yudica. S’il revendique une filiation avec celui qui succèdera à el Piojo, Martino ne cessera en effet de le citer comme étant son premier mentor, celui qui lui a appris l’importance de la possession. À cette riche pépinière, Yudica y adjoint trois glorieux anciens : Roque Alfaro, qui arrive de River avec qui il a tout gagné, et deux exilés français Víctor Ramos et Sergio Almirón. À eux trois, ils vont former l’attaque du nouveau Newell’s de Yudica, Alfaro dans l’axe (alors qu’il évoluait à gauche à River), Ramos et Almirón sur les côtés.
« J’ai été champion du continent avec River mais la meilleure équipe avec laquelle j’ai évoluée a été le Newell’s de Yudica en 88 » Roque Alfaro
Lors du championnat 1987/88, Yudica impose son style, association parfaite de sa philosophie de jeu mise en place dès l’époque Quilmes aux principes acquis avec Argentinos. Pressing tout terrain, intensité et possession, il pose les bases du Newell’s de Bielsa. Le championnat n’est qu’une longue leçon de football donnée à l’Argentine. Vélez est balayé 5-1 chez lui lors de la deuxième journée, Boca est écrasé sur le même score dans sa Bombonera huit journées plus tard. Rapidement il ne fait plus aucun doute que Newell’s sera champion. À son apogée, la Lepra décroche le titre lors de l’antépénultième journée de la manière la plus parfaite possible.
21 mai 1988, le Parque Independencia n’est pas encore Estadio Marcelo Bielsa mais il connaît l’un de ses plus grands moments. Face à Newell’s, Independiente. À la septième minute, le stade explose, San Lorenzo, qui peut encore espérer reprendre la Lepra, est mené par River au Monumental. Gerardo Martino regarde son banc qui confirme la nouvelle. Serein, Yudica sait que les siens doivent d’abord compter sur eux-mêmes. La suite lui donne raison, Newell’s libéré par cette annonce, offre une leçon de football. Rossi marque deux fois, Alfaro une, la Lepra a tué le match à la pause. Les joueurs ne relâchent pas la pression en deuxième période. Trois nouveaux buts, Independiente sauve ce qui lui reste d’honneur. Newell’s est champion sur un 6-1. La consécration logique d’une saison parfaite : meilleure attaque (soixante-huit buts en trente-huit matchs), quatorze matchs d’invincibilité en déplacement, 656 minutes sans encaisser le moindre but entre la 28e et la 35e journée, vingt-et-une victoires. Le football prôné par Yudica est à son apogée, el Grafico écrit « la célébration d’aujourd’hui est celle d’un mode de pensée, d’une ligne de conduite footballistique. Newell’s possède son style de jeu, son signe distinctif, sa marque de fabrique. » Des années plus tard, Roque Alfaro déclarera : « J’ai été champion du continent avec River mais la meilleure équipe avec laquelle j’ai évoluée a été le Newell’s de Yudica en 88 ». Le Newell’s de 1988 entre dans l’histoire du football mondial : pour la première fois, le champion d’un pays est composé uniquement de joueurs et d’encadrement technique issu du club. José Yudica devient le premier entraîneur à être sacré trois fois champion d’Argentine avec trois clubs différents.
Comme lors de son précédent mandat à Argentinos, Yudica teste son football à l’échelle continentale avec la Libertadores. Au premier tour, Newell’s sort sans grande frayeur de son groupe l’opposant à deux équatoriens et au principal rival en championnat San Lorenzo. Première difficulté en huitième de finale où la Lepra doit recourir aux tirs au but pour écarter Bolívar. Le véritable obstacle est Nacional. Le Bolso uruguayen dirigé par Roberto Fleitas, tout juste auréolé d’une Copa América à la tête de l’Uruguay, se montre supérieur à Newell’s. Match nul au Parque Independencia, victoire à Montevideo 2-1. Newell’s aurait ainsi pu/dû être éliminé en quarts. Mais la particularité de la Copa Libertadores 1988, qui sauve le meilleur perdant des quarts, offre un joker de luxe à la Lepra : une place en demi-finale face à San Lorenzo. Après la victoire à Rosario, le Newell’s de Yudica récite son football au retour et s’impose grâce notamment à un gamin découvert par Puppo puis lancé tout au long de l’épreuve par Yudica, Gabriel Batistuta. Pour la première fois, une équipe de l’intérieur du pays est en finale de la Libertadores. Malheureusement, après avoir remporté la première manche à Rosario, dans un Centenario de Montevideo en fusion, Newell’s explose et s’incline 3-0 face au Nacional. C'est le dernier grand moment de la carrière argentine d’el Piojo.
La chute : retour à Argentinos
Après deux saisons décevantes sur le plan des résultats, l’heure est venue à Newell’s d’entrer dans un nouveau cycle. Yudica laisse place à un de ses héritiers Marcelo Bielsa. el Piojo est alors de retour à Argentinos en 1992 et y vit le pire épisode de sa carrière. Les résultats sont médiocres, Argentinos est à la peine. La pression autour du club se fait de plus en plus forte. En difficulté sur le plan économique, le Bicho l’est tout autant sur le terrain.
Mardi 14 avril 1992, quelques jours après une nouvelle défaite face à Central, une séance d’entraînement du côté de La Paternal devant des tribunes désertes. L’ambiance est pesante mais l’équipe travaille. À la sortie les douches, quelques barras bravas se dirigent vers Yudica.
- « Hé vieux, il faudrait qu’on ait une petite discussion. Combien de temps allons-nous continuer à perdre de la sorte ?
- Nous n’avons rien à nous dire ! Je suis l’entraîneur. Vous, votre place est dans les tribunes ! »
Yudica père et fils sortent alors dans la rue, accélèrent, se sentant menacés, guettant le moindre bruit de pas derrière eux. Les barras sont à leurs trousses et les rattrapent. L’un d’eux se rue sur Yudica fils et le frappe. Seul, alors que les joueurs sont au bar du coin, el Piojo n’hésite pas un instant, dégaine un calibre vingt-deux et tire. Effrayés, les agresseurs s’enfuient. La rumeur prend le relai. Il se murmure que les dirigeants du Bicho sont derrière cette agression. Ayant la volonté de se séparer de Yudica mais n’en ayant pas les moyens financiers, ils auraient fomenté cette agression pour provoquer son départ. Les faits alimentent la théorie du complot. Alors que l’identité des agresseurs circule dans les médias, jamais ils ne sont arrêtés. Se sentant abandonné par ses dirigeants, Yudica abdique dans les heures qui suivent. Vingt-quatre jheures après l’agression, Argentinos tient déjà son remplaçant qui dirige sa première séance d’entraînement sous les yeux des agresseurs. Les barras bravas, l’un des cancers du football argentin, ont eu la peau de l’un des meilleurs entraîneurs qu’ait connu le pays. Ecœuré, Yudica coupe définitivement les ponts avec Argentinos, plus jamais il ne reviendra à La Paternal.
Je n’ai jamais abandonné. Je n’abandonnerai pas. Je continue de rêver. Rêver qu’un jour le téléphone sonne chez moi et qu’on me propose d’entraîner une équipe. Parce que pour dire la vérité, je suis prêt.
L’exil puis l’oubli
Il choisit alors l’exil. Une pige d’un an en Colombie, au Deportivo Cali, club qui lui offrît son seul titre majeur de joueur puis un bref retour au pays, passant par Platense puis à Newell’s avant une dernière pige à Pachuca, au Mexique, où il conduit les Tuzos vers le titre de deuxième division. Dernier fait de gloire. L’élite et le banc de touche, José Yudica ne les connaîtra plus. el Piojo rentre définitivement au pays et tombe dans l’oubli. Il passe quelques temps comme coordinateur des équipes de jeunes à Quilmes mais plus jamais personne ne vient le chercher pour lui offrir un banc de touche dans l’élite argentine. Depuis 1997, José Yudica attend. L’homme qui remporta trois titres nationaux avec trois clubs modestes reste désespérément sur le marché. Jamais il n’aura entraîné l’un des cinq grands. « Je ne sais pas pourquoi ce n’est jamais arrivé. Pourtant, j’aurais aimé entraîner un grand. Ce que j’ai fait avec ces équipes modestes, ç’aurait été plus facile à réaliser avec un grand ». Comment expliquer qu’un entraîneur avec un tel palmarès n’ait jamais réussi à retrouver un club ? La raison se situe en dehors des pelouses.
À l’image de l’autre Rosarino, César Luis Menotti, José Yudica n’a eu de cesse de s’attaquer au système, de s’opposer à la violence qui gangrène le football argentin à travers ses barras bravas, de condamner les conflits d’intérêts et autres mafias entourant le football local. « Aujourd’hui, si je veux revenir, il faut faire affaire avec des gens que je ne veux pas connaître […] Des Barras m’ont demandé de l’argent pour m’aider à trouver un club. J’ai refusé. […] Je sais que si je discute avec quelques leaders de barras ou avec certains journalistes, je retrouverai un emploi. Mais ce n’est pas moi ». El Piojo ne s’affiche pas à la télévision, il n’est pas devenu l’un des consultants de luxe comme le font souvent certains entraîneurs sur le marché. Ses apparitions sont rares. Mourir avec ses idées, tel est le choix d’un homme qui veut rester fidèle à ses principes comme il leur fut fidèle sur le terrain. Lui qui a passé sa vie à combattre les barras et la violence entourant le football argentin refuse de « baisser le pantalon » pour retrouver un banc de touche. Mais intérieurement, il espère. En 2008, onze ans après sa dernière apparition sur le bord d’un terrain, il déclare : « Je n’ai jamais abandonné. Je n’abandonnerai pas. Je continue de rêver. Rêver qu’un jour le téléphone sonne chez moi et qu’on me propose d’entraîner une équipe. Parce que pour dire la vérité, je suis prêt. J’ai soixante-douze ans mais je suis prêt ». En vain.
José Yudica n’a pas seulement permis au fútbol criollo de briller de nouveau ou écrit quelques-unes des plus belles pages du football argentin, il a surtout laissé un immense héritage. Portée par Martino, Bielsa et autre Sampaoli, tous ses héritiers, la philosophie Yudica est aujourd’hui présente aux quatre coins du monde. Quand l’Argentine cherche un successeur à son sélectionneur, Maradona exhume César Luis Menotti. Et oubli, une fois encore ce petit gaucher de Rosario qui écrivît la grande histoire de son football. Un gaucher dont le décès vient de rappeler à l'Argentine qu'elle a trop longtemps oublié ce qui fait son identité.
Article initialement publié en octobre 2017, mis à jour le 23/08/2021