Près d’un an avant d’entrer dans l’histoire du football mondial, Diego Maradona arrive à Lima avec une sélection argentine sur le point de décrocher son billet pour le Mexique. Mais ce voyage fait vaciller l’Albiceleste.

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Dix équipes organisées en 4-3-3. Si l’on doit résumer la campagne de qualification pour la Coupe du Monde mexicaine de 1986 de la zone CONMEBOL, telle est la formule idoine. Trois groupes, un de quatre, deux de trois, un mois de compétition et à l’issue de celle-ci, le vainqueur s’envole direct pour la Coupe du Monde quand quatre autres équipes doivent ensuite passer par deux tours supplémentaires pour décrocher le dernier ticket. Alors qu’Uruguay et Brésil remportent leur groupe de trois (face au Chili et l’Équateur pour le premier, au Paraguay et à la Bolivie pour le second), l’Argentine se retrouve ainsi dans le Groupe 1 en compagnie des voisins du Nord, Colombie et Venezuela, et du Pérou, douloureux souvenir de la campagne 1970 mais plus heureux de la phase finale de fin de décennie.

L’histoire de la sélection de Bilardo débute à San Cristóbal où un doublé de Maradona, un but de Passarella (les trois sur coup de pied arrêté) offrent un premier succès face au Venezuela qui est suivi d’un autre, au Campín, au terme d’une prestation aboutie, face à la Colombie (doublé de Pasculli, merveille de Burruchaga). L’Albiceleste confirme ensuite, elle semble tranquillement se diriger vers le Mundial en battant à nouveau Venezuela et Colombie. Ne reste alors qu’un adversaire à écarter définitivement, le Pérou. La Blanquirroja compte alors cinq points, l’Argentine huit. Le choc prévu à Lima est décisif pour les deux équipes, la première doit s’imposer pour rêver, la seconde peut assurer sa qualification avec un nul.

Sentiers dangereux

senderoluminosoLe Pérou de 1985 est des plus instables. Alan García vient d’être élu à la présidence, il a promis de ne pas payer la dette du pays au FMI alors que les rues deviennent dangereuses suite à l’émergence de quelques groupes révolutionnaires qui sèment la terreur. Parmi eux, Sendero Luminoso, le Sentier Lumineux en version française. Fondé dans les années soixante-dix par Abimael Guzmán, le mouvement communiste lance une « guerre populaire prolongée » à parti de mai 1980 et devient alors extrêmement actif. Fin avril 1985, Sendero Luminoso s’attaque à un haut fonctionnaire, Domingo García Rada, président du Jurado Nacional de Elecciones (organisation indépendante qui assure le contrôle du déroulement des élections). Victime d’une attaque armée, il est blessé à la tête et au bras et renonce quelques semaines plus tard. Un mois et demi après cette attaque, le président argentin Raúl Alfonsín est en visite au Pérou. Sendero Luminoso cherche alors à exposer l’incapacité de Fernando Belaúnde à gérer la situation et lance une nouvelle vague d’attaques. Plusieurs lignes à haute tension sont visées, privant une partie du pays d’électricité, pendant qu’à Lima, trois voitures piégées explosent et provoquent des incendies, sans faire de victime. La terreur s’abat sur le Pérou, à une dizaine de jours de l’arrivée de la sélection argentine de Carlos Bilardo. La presse argentine décrit alors ce climat de tension maximale, un climat de profonde paranoïa s’installe. Au point que la sélection est persuadée par les rumeurs qu’elle sera visée par l’organisation de Guzmán.

La rumeur de l’enlèvement

C’est donc cette rumeur qui précède et parcourt les rangs de la sélection lorsqu’elle se pose à Lima. Dans le documentaire Campeones 1986, a historia detrás de la Copa, Jorge Valdano et Jorge Burruchaga se souviennent : « ce n’était jamais des matchs comme les autres, c’était un événement. Lorsque Diego sortait d’Argentine, c’était du jamais vu. Mais pour ce match, cela s’est transformé en un climat hostile, sur et en dehors du terrain », raconte Valdano, quand Burru ajoute « l’avant match était traumatisant, très dur. On était dans un hôtel du centre, on y était arrivé trois-quatre jours avant le match, ils avaient placé des gens dans l’hôtel que l’on ne soit pas dérangé par l’extérieur, on ne pouvait aller nulle part. C’était terrible ». Il faut dire que la rumeur veut que Sendero Luminoso n’a qu’une envie : enlever et séquestrer Diego Maradona. Alors la sécurité est renforcée autour de la sélection, dans ce même documentaire, Carlos Polimeni évoque ceci. Il reviendra plus tard en détail sur l’atmosphère qui règne au Sheraton de Lima : « Les services de sécurité ont été très stricts car ils travaillaient sous cette pression, ce climat. Une visite à l’Estadio Nacional s’était terminé par des insultes, des jets de pierres, des agressions. J’étais au Venezuela et en Colombie, si l’environnement était toujours particulier, si Maradona était au centre de l’attention, rien n’était aussi fort. Je suis sûr que des journaux à sensation ont publié des informations au sujet de Sendero, peut-être suggérées par les propres forces de sécurité, il se disait que Sendero Luminoso allait enlever Maradona ». Nul ne sait si la rumeur est fondée, si l’organisation d’Abimael Guzmán a véritablement échafaudé un plan en ce sens. Mais la paranoïa s’est installée, la sélection argentine est totalement déstabilisée lorsqu’elle pénètre sur le terrain du Nacional le 23 juin 1985. marca

L’ombre de Diego

Face au l’Argentine se dresse le Pérou de Roberto Chale. Il était présent à la Bombonera en 1969 lorsque la Blanquirroja avait éliminé l'Argentine. Il a un plan très précis que le futur concerné, Luis Reyna, raconte dans Campeones 1986, a historia detrás de la Copa : « L’Argentine, c’était Maradona. Quand Passarella récupérait le ballon, il ne cherchait qu’à la donner à Diego. Si on privait Maradona de ballon, alors l’Argentine ne pourrait pas jouer. Chale a alors choisi le marquage individuel ». Roberto Chale a vu les matchs de l’Albiceleste face au Venezuela et à la Colombie, il est persuadé que prendre Maradona en individuelle stricte est la solution. Une solution souvent envisagée par ses pairs, rarement efficace. Mais Chale choisi un joueur au profil particulier, celui de Luis Reyna. Reyna n’est pas un milieu défensif réputé rugueux ou particulièrement physique, il est dans la lignée de ces milieux offensifs que le Pérou a généré lors de la décennie précédente. Mais il a une particularité que les précédents adversaires de Diego n’ont pas : sa taille. Reyna est du même gabarit que Maradona, il peut « le regarder droit dans les yeux. Chale avait besoin de quelqu’un qui le fixe tout le match, qui l’intimidera », racontera-t-il plus tard. Chale s’appuie sur sa propre expérience, celle qui faisait que joueurs, il peinait à s’exprimer lorsque l’adversaire lui affublait un garde du corps qui lui ressemblait et faisait sentir « sa respiration dans la nuque » en continu durant le match. La Marca de Reyna entre dans l’histoire, le Péruvien ne quitte jamais le n°10 argentin, le suit partout, parfois même lorsque ce dernier doit tirer un coup de pied arrêté, profite des instants où l’arbitre ne regarde pas pour ceinturer Diego, l’empêcher de partir. José Luis Barrio, journaliste du Gráfico se souvient d’un Maradona « qui ne se révolte pas », Reyna ajoute « Maradona n’a pas réagi, il n’était pas le joueur que j’avais vu, celui qui se fâche, celui qui finit par aller de l’avant quels que soient les obstacles, il m’a facilité la tâche ». C’est ici qu’entre alors le mythe du contexte pesant sur les esprits argentins. La menace de l’enlèvement et séquestration et ses conséquences auraient ainsi pesé sur l’état psychique des joueurs de Bilardo. S’il est difficile de le mesurer, le fait est que le plan fonctionne, et si Reyna n’aime pas parler de ce match « car j’ai fait ce que l’on m’a demandé mais je ne retire aucune fierté de ce match », un but d’Oblitas en début de partie offre la victoire au Pérou.

Il est ainsi difficile voire impossible de savoir si le contexte, la paranoïa et l’extrême pression mise sur place sur les épaules des joueurs argentins ont favorisé cette défaite. De même, il est tout aussi difficile de savoir si la rumeur de l’enlèvement programmé de Maradona était fondée. Une chose est sûre, ce 23 juin 1985, l’Argentine, qui filait tranquillement vers le Mundial mexicain, se retrouve alors en grand danger alors que rien ne le laissait présager. Le Pérou revient en effet à une longueur, tout se jouera à Buenos Aires une semaine plus tard. L’Albiceleste finira par obtenir sa qualification sur un but de Gareca à neuf minutes du terme de la partie au Monumental, passant ainsi sur le fil avant d’aller décrocher sa deuxième étoile. Le Pérou sera reversé en barrages où il sera balayé par le Chili. De son côté, Sendero Luminoso continuera de faire régner la terreur pendant près de vingt ans, l’arrestation de son leader en 1992 ne mettant pas encore totalement fin à ses actions. Selon la Comisión de la Verdad y Reconciliación, Sendero Luminoso a provoqué la mort de plus de 30 000 personnes. Le conflit qui a opposé le gouvernement, Sendero Luminoso et son « rival » Movimiento Revolucionario Túpac Amaru (MRTA) a fait plus de 69 000 morts.

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.