En 2013, Alcides Ghiggia était interviewé par GloboNews dans le cadre du reportage Dossier 50 : rassemblement en faveur des naufragés. Décédé depuis, le 16 juillet 2015, soit soixante-cinq ans jour pour jour après le Maracanaço, Alcides Ghiggia, auteur du second but uruguayen face au Brésil, revenait sur le match décisif de la Coupe du Monde 1950.

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Qu’est-ce que les dirigeants ont dit aux joueurs avant le match ?

Il y a eu trois dirigeants qui, un jour avant le match, le samedi après-midi, ont parlé aux joueurs les plus anciens, les plus expérimentés, Obdulio Varela, Máspoli et Gambetta. Ils ont dit qu’on avait déjà accompli ce qui avait été promis. On s’était bien comportés sur le terrain, on n’avait pas créé de problèmes. Si le Brésil nous mettait quatre buts, on devait s’y conformer. Un jour plus tard, le dimanche, ces dirigeants uruguayens sont retournés en Uruguay, ils ne sont même pas restés pour voir le match.

Vous avez déjà rêvé du Maracanã après 1950 ?

Plusieurs fois. On rêve de quelque chose qui paraît incroyable. Mes rêves ont alors toujours le Maracanã comme personnage.

Quel a été l’impact du silence des supporters sur vous, pendant le match ?

Le silence a eu un impact très important, car je pense que les supporters brésiliens allaient encourager l’équipe, pour que le Brésil puisse égaliser. Mais la foule a fait un énorme silence, cela a eu un très gros impact sur moi. Seulement trois personnes ont fait taire le Maracanã : le Pape, Frank Sinatra et moi.

Combien de fois vous avez entendu l’audio du but que vous avez marqué au Maracanã, en 1950 ?

Peu de fois, car ma femme ne me laisse pas faire. Quand j’entends l’audio, je suis ému. C’est pour ça qu’elle ne me laisse pas l’écouter.

Quel est le souvenir le plus fort que vous gardez de la tristesse des Brésiliens ?

La plus grande tristesse que j’ai eue a été de voir les joueurs du Brésil quitter le terrain en pleurant, les supporters dans les tribunes pleuraient également. Cela a eu un très fort impact.

Lors de conversations avec les autres joueurs avant le match, vous vous êtes risqués à un pronostic sur le match ?

Nous savions que le Brésil jouait très bien, en battant largement toutes les autres équipes. Nous connaissions le Brésil et on savait qu’on allait devoir les affronter. Nous connaissions les points forts et les points faibles, cela nous a aidés.

16 juillet 1950 : L'Uruguay endeuille le Brésil

Un chroniqueur a dit que le Brésil a perdu parce qu’il n’avait pas peur de l’Uruguay. Vous êtes d’accord ?

Quand nous allons jouer un match de foot, nous devons avoir peur d’aucune équipe ! Nous, par exemple, n’avions pas peur du Brésil. C’est pour cela que ça s’est bien passé, nous avons réussi à gagner. C’est peut-être le facteur principal quand tu vas jouer un match contre une grande équipe : tu ne peux pas avoir peur ! Sinon, tu ne peux pas être compétitif.

Si vous aviez pu diriger les joueurs brésiliens de 1950, que leur auriez-vous dit ?

Je leur aurais dit d’avoir confiance en eux-mêmes et de ne pas accorder d’importante aux supporters, car l’enthousiasme des supporters avant le match peut être néfaste. Je leur dirais de ne pas avoir trop confiance. Il faut avoir confiance en son équipe, oui, mais sans déprécier l’adversaire.

Quels contacts avez-vous eu avec les joueurs brésiliens après la défaite de 1950 ?

Ce qu’il s’est passé, et ce que beaucoup ne croient pas, est que nous avions une amitié fraternelle. On se rendait visite régulièrement. Avec Zizinho, Jair, Ademir, nous étions très amis. Quand on allait au Brésil, ils nous recevaient. Quand ils venaient en Uruguay, on les recevait. Entre nous, il existait une amitié que beaucoup ne croyaient pas.

Vous étiez amis avec le gardien Barbosa ?

Oui, je l’ai revu quelques années plus tard. Lors de cette rencontre, il m’a dit que pour lui, la vie était devenue très difficile, impossible. Je lui ai dit qu’au football, la culpabilité retombait toujours sur quelqu’un. Le poste de gardien est très ingrat. Un gardien peut bien jouer pendant quatre-vingt-dix minutes, si un joueur marque un but bête, le gardien sera toujours le coupable. Pourquoi ils n’ont pas mis la faute sur Bigode, qui pouvait m’arrêter ? Quand on perd, la faute est sur tout le monde, pas seulement un joueur. Quand on gagne, tout le monde gagne.

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Comment le 16 juillet 1950 s’est terminé pour Ghiggia ?

Quand nous sommes arrivés à l’hôtel, nous avons recherché le trésorier, pour demander de l’argent, mais nous ne l’avons pas trouvé ! On a donc fait une collecte entre les joueurs pour acheter des sandwichs et des bières. On est allés dans une chambre de l’hôtel pour fêter ça, la journée s’est bien terminée.

Vous êtes restés seul dans votre chambre ?

Après avoir mangé un peu et bu des bières, chacun est allé dans sa chambre, à deux heures du matin déjà, pour dormir. Nous étions logés à l’hôtel Paysandu. Après la fin des célébrations, je suis allé dans ma chambre. Je me suis levé tôt le lundi matin, le Brésil était désert et silencieux.

Quelle prime avez-vous reçue pour avoir été champion du monde ?

La prime que nous avons reçue de la fédération uruguayenne était très faible. Nous avons reçu ce qui équivaut aujourd’hui à 1 500 dollars. Pour être champion du monde, 1 500 dollars, ce n’est rien, ça ne correspond pas à la reconnaissance due.

Les joueurs uruguayens ont-ils accompli un rituel avant d’entrer sur le terrain pour affronter le Brésil ?

Chaque fois que nous entrions sur le terrain, on chantait une musique à nous, qui disait : « Ils vont peler les gousses / Ils vont peler les gousses / Même s’ils donnent à travailler / Où joue la Celeste / Où joue la Celeste / Tout le monde baisse la tête ». C’était notre musique. On l’a chantée ce jour-là, on la chantait tout le temps.

Qu’est-ce que vous avez dit à vos coéquipiers lors de la mi-temps de la finale contre le Brésil ?

Quand la première mi-temps s’est terminée, je suis allé parler avec notre entraîneur, Juan López. Je lui ai demandé qu’il dise à Júlio Pérez de ne pas faire de longues ouvertures pour moi. Je pouvais me débarrasser de Bigode, mais de l’autre côté, Juvenal arrivait pour prendre le ballon. Plutôt que des longues ouvertures, j’avais besoin de recevoir le ballon dans les pieds, pour faire un une-deux. Avec ma vitesse, j’arriverai à prendre le ballon. C’est ce que nous avons fait en seconde période et ça a marché.

Vous avez alors imaginé l’action du deuxième but de l’Uruguay ?

Exact ! L’action a été semblable à celle du premier but. Je suis passé à travers la défense. Barbosa a pensé que j’allais tenter la même chose, c’est-à-dire que j’allais donner le ballon en retrait, pour un autre joueur uruguayen. Il a fait un pas de côté, laissant ainsi le but ouvert. Il a ouvert une brèche pour moi, j’avais seulement une seconde pour me décider ! Quand j’ai vu la brèche, j’ai décidé de tirer au but. J’ai tiré justement entre le poteau et Barbosa. Quand il a tenté l’arrêt, le ballon était déjà entré.

Il y a un doute historique sur cette action – vous vouliez vraiment tirer au but ou vous vouliez passer le ballon à un autre joueur ? Que s’est-il vraiment passé ?

Nous avons peu de temps pour décider si nous allons faire une passe à un autre joueur ou regarder le but et tirer. Comme j’avais vu que Barbosa s’était un peu décalé, j’ai accéléré et j’ai tiré. Comme je l’ai dit, il a laissé une brèche. Le ballon est passé dans cette brèche, entre le poteau et Barbosa.

L’intention était alors de tirer au but ?

Exactement. J’avais déjà pensé à tirer. Nous avons un millième de seconde pour prendre cette décision : passer ou tirer. J’ai décidé de tirer !

C’est vrai que les joueurs uruguayens évitaient de voyager en avion, par peur d’un désastre ?

Nous sommes allés de São Paulo à Rio de Janeiro. Certains de nos joueurs ne voulaient pas voyager en avion, ils ont voyagé en train. J’y suis allé en avion, car je n’avais pas peur. Nous sommes arrivés avant ceux qui voyageaient en train. Des joueurs avaient peur de l’avion après l’accident aérien des joueurs du Torino.

Quel est votre souvenir de la première vision que vous avez-eue des rues de Rio, le lendemain de la défaite ?

Nous rentrions à Montevideo le mardi. Comme nous étions à Rio le lundi, nous sommes sortis pour acheter des cadeaux. Nous sommes sortis en groupe de quatre ou cinq joueurs. Nous sommes allés au centre-ville. En rentrant dans un magasin, nous avons eu une grande surprise, car ils nous ont reconnus et nous ont applaudis. C’était très beau.

Il y a-t-il ou non un coupable de la défaite du Brésil ?

Un coupable ? Je ne sais pas qui est coupable de la défaite du Brésil, ce que je sais, c’est qu’un joueur seul ne peut pas encaisser la faute. La responsabilité appartient aux onze qui étaient sur le terrain.

Il y a-t-il encore un secret sur le 16 juillet 1950 ?

Il n’y a pas de secret. Comme nous savions comment la sélection brésilienne jouait, nous avions mis en place une stratégie pour s’occuper des joueurs les plus dangereux du Brésil. Nous savions que l’attaque était très dangereuse, mais que la défense avait des points faibles.

Que s’est-il passé avec les joueurs uruguayens après le match ?

Nous sommes partis tard du stade pour l’hôtel. Nous avons dîné et fait la fête, mais on ne voulait pas sortir, car nous ne savions pas quelle serait la réaction des supporters brésiliens. Pour éviter des problèmes, nous sommes restés à l’hôtel. Quand nous sommes finalement sortis, nous avons été bien reçus. On était reconnus à cause de l’uniforme, tous nous félicitaient. Ça a été une belle surprise pour nous.

Quand vous êtes allés au stade, personne n’a reconnu le bus de l’Uruguay ?

Non, ils ne savaient pas qui on était. Aujourd’hui, si je vais au Brésil, ils vont me reconnaître. Je suis allé au Brésil plusieurs fois. Je suis toujours félicité et complimenté. À chaque fois que je vais au Brésil, j’y vais avec joie et tranquillité, car les Brésiliens sont très chaleureux.

Le titre de vice-champion a ouvert le chemin au Brésil lui permettant d’être une puissance footballistique ?

Le Brésil a appris en 1950 une véritable leçon. Après 1950, le Brésil a commencé à jouer avec plus de sérieux et a été champion du monde. Les joueurs brésiliens étaient mal vus. Mais il faut prendre en compte que ça a été un match de football, qui se gagne ou se perd. Les joueurs brésiliens ont eu la malchance de jouer contre nous et de perdre. Mais on ne peut pas rendre fautif un seul joueur. L’équipe gagne, tout le monde gagne. Quand on perd, tout le monde perd. Le Brésil a appris une leçon avec nous. Les Brésiliens avaient trop confiance. On ne peut pas jouer au football avec trop de confiance. Toutes les sélections sont fortes, on ne sait pas ce qu’il va se passer.

Quels contacts avez-vous eus avec Pelé ?

Quand je suis allé à la Coupe du Monde en Afrique du Sud, j’ai rencontré Pelé dans l’avion. J’étais dans le couloir quand Pelé m’a vu et m’a appelé. On a parlé, Pelé m’a dit qu’il avait écouté le match de la Coupe du Monde 1950 avec son père qui avait beaucoup pleuré. Pelé a alors dit à son père : « Ne t’inquiète pas. Quand je serai grand, je jouerai avec la Seleção. Et le Brésil sera champion du monde ».

Est-il vrai que quand vous rencontriez des joueurs brésiliens, vous évitiez de parler de football ?

On parlait de tout, sauf de football. Pourquoi ? C’est une question de respect.

 

Traduction, Marcelin Chamoin pour Lucarne Opposée

Marcelin Chamoin
Marcelin Chamoin
Passionné par le foot brésilien depuis mes six ans. Mon cœur est rouge et noir, ma raison est jaune et verte.