En inscrivant deux buts lors des deux premières minutes face à un adversaire qui était en pleine protestation, les Tigres de Gignac se sont attirés les foudres de tout un pays. Un bad buzz qui ne doit cependant pas occulter les côtés sombres du football mexicain.
Il est 21h06 au Luis de la Fuente quand débute le match opposant les Tiburones de Veracruz aux Tigres. À peine le coup de sifflet donné, les joueurs locaux se figent sur le terrain, ils marquent alors d’une grève les protestations contre leurs dirigeants. L’image des joueurs de Tigres commençant ensuite à se mettre à jouer et inscrivant deux buts fait alors le tour du monde.
Une journée de protestations
Cet épisode est le point culminant d’une longue journée de protestations du côté de Veracruz. À 9 heures, au Centro de Alto Rendimiento de los Tiburones, les U17 et les U20 débutent leurs matchs, les U20 sont alors sur le terrain après que l’on apprend que Fidel Kuri, le propriétaire du club, leur a demandé d’y être sur la base d’une promesse d’être payé le lundi suivant. La presse se voit alors interdite d’accès. Les deux équipes s’imposent face à leurs homologues de Tigres, personne ne veut alors parler du match du soir entre les équipes A, match encore menacé suite à l’annonce des joueurs de ne pas vouloir s’y présenter. À la mi-journée, la fédération mexicaine et la Liga MX annoncent débloquer des fonds pour le club (on va y revenir). Deux heures plus tard, Fidel Kuri annonce que les joueurs auraient été payés lundi ajoutant « ils savent qu’ils se trompent, ils ne devraient pas se conduire ainsi ». À 15h40, les joueurs se réunissent à l’hôtel, on ne sait pas encore s’ils vont jouer. Ils quittent leur hôtel avec une heure de retard sur le planning prévu, à 19h20 ils arrivent au stade pour jouer. La suite, on la connait, elle fait depuis beaucoup parler, à commencer par la réaction des Felinos.
Tigres seul contre tous
Une décision qui a finalement été expliquée en conférence de presse par Guido Pizarro : « Dans la journée, l’un de leurs joueurs avait dit qu’ils ne se présenteraient pas au match, au final, ils sont venus et ont expliqué qu’ils allaient faire grève durant une minute. Le capitaine est venu me voir pour me dire qu’ils allaient faire grève pendant trois à cinq minutes. Je lui ai répondu qu’en tant que capitaine, je ne pouvais prendre seul la décision et que j’allais en discuter avec le reste du vestiaire pour voir ce qu’on allait faire vu que ce n’était pas ce qui été accepté deux jours plus tôt. Lorsque nous sommes entrées sur le terrain, j’ai dit à leur capitaine que nous n’allions faire grève que pendant une minute comme initialement stipulé. Il m’a dit qu’ils allaient ne pas jouer durant trois minutes. J’ai indiqué que non, nous allions nous mettre à jouer au bout d’une minute ». Une décision qui ne passe évidemment pas, comme l’expliquait Carlos Salcido en conférence de presse à laquelle il s’est présenté avec tous ses coéquipiers : « les joueurs de Tigres savaient que l’on ne jouerait pas durant trois minutes ». Une décision qui fait surtout l’unanimité contre le club felino, il suffit de parcourir le hashtag #HoyPorMiMañanaPorTi (aujourd’hui pour moi, demain pour toi) qui anime les réseaux sociaux mexicains depuis, et qui dépasse les supporters, l’une des plus viriles venant d’Oribe Peralta, joueur de Chivas, citant Desmond Tutu : « Si tu restes neutre face à une situation d’injustice, tu as choisi le camp de l’oppresseur ».
“Si eres neutral en situaciones de injusticia, has elegido el lado del opresor.”
— Oribe Peralta (@OribePeralta) October 19, 2019
Depuis, l’international français André-Pierre Gignac, auteur du deuxième but, s’est excusé sur les réseaux sociaux en sept points : « 1. Je regrette profondément la période que vivent mes collèges (j’ai des amis côté Veracruz). 2. Erreur et faute de communication. 3. Je n’ai jamais voulu marquer ce but (je l’ai envoyée en voulant la mettre [la balle] en sortie de but), ce n’est pas une excuse, c’est la stricte vérité. 4. Une vie faite d’action devrait parler plus de moi qu’un fait basé sur un malheureux malentendu. 5. Mes excuses auprès de tous les enfants et les supporters passionnés qui vivent pour le football et qui ont vu ce qu’il s’est passé vendredi dernier. Vous espériez voir un match de foot, et sans aucun doute ce match nous laisse un sentiment amer à tous. Il ne faut pas perdre de vue le véritable fond du problème. 6. Il est préférable de se focaliser sur le véritable problème qui vit le football mexicain pour pouvoir atteindre et faire exploser le vrai potentiel et le haut niveau de son talent. 7. Je ne bougerai pas. On apprend de ses erreurs et celle-ci ne fait pas exception. On en sortira plus forts et plus grands. Je vais redoubler d’efforts pour être une meilleure personne. Avec toute ma sincérité, merci de m’avoir lu ».
Las cosas como son!! pic.twitter.com/5eOi0ZIgqz
— Gignac Andre-pierre (@10APG) October 21, 2019
Si le geste des joueurs de Tigres est vivement critiqué, c’est aussi car la solidarité a été montré dans bien d’autres lieux ce week-end. La veille du match, les joueurs de Veracruz avait en effet lancé un appel à la solidarité de l’ensemble des clubs de Liga MX derrière un message simple : « Hoy por mí, mañana por ti » devenu hashtag sur les réseaux sociaux et repris par de nombreux acteurs du football local. Si certains clubs ont alors refusé de jouer pendant une minute, c’est le cas par exemple des Pumas et de León ou encore de Cruz Azul et Morelia, d’autres, comme l’América et Necaxa ont joué dès le coup d’envoi, la raison venant d’une menace venue de la direction de l’América envers ses joueurs de sanctions financières (aucun joueur de l’équipe n’a été autorisé à évoquer la situation des Tiburones que ce soit sur leurs réseaux sociaux ou dans les médias).
Reste que sur le terrain du Luis Estadio Luis Pirata Fuente, un autre homme s’est totalement raté dans l’histoire : l’arbitre de la rencontre. En s’appuyant sur le règlement de la compétition, Monsieur Fernando Hernández aurait dû arrêter la rencontre, ledit règlement (plus précisément l’article 65 de celui-ci) indiquant qu’une rencontre peut être stoppée « pour manque de garanties, motivée par une attitude antisportive, une rébellion ou quelconque situation occasionnée par les joueurs, l’encadrement ou les dirigeants d’un club », et prévoyant ainsi de saisir la commission de discipline. Ce vendredi, le match n’a pas été arrêté. Mais si les médias focalisent essentiellement sur l’attitude des joueurs de Tigres, ce qu’il s’est passé ne doit pas faire oublier la situation dramatique dans laquelle se trouvent les Tiburones de la faute d’un système et d’une personne : Fidel Kuri.
Un cancer nommé Fidel Kuri
Fidel Kuri Grajales n’est pas un inconnu des suiveurs du football mexicain. C’est lui qui, propriétaire des Reboceros de la Piedad, avait décidé de transférer la franchise d’un club vainqueur de la Liga de Ascenso pour l’envoyer à Veracruz de manière assez opaque comme le démontrera l’excellent Proceso. C’est surtout lui qui depuis, n’a cessé de garnir les rubriques scandale des médias aztèques. En septembre 2013, lors de l’un des premiers matchs du club, la Prodeco (Procuraduría Federal del Consumidor, service gouvernemental mexicain de protection du consommateur) avait ordonné la fermeture de la billetterie du club après une décision de Fidel Kuri de doubler le prix des entrées au prétexte que son club affrontait les Águilas de l’América. Quelques semaines plus tard, Kuri était sanctionné par la Liga MX pour avoir effectué des doigts d’honneur aux supporters des Águilas. En 2015, Kuri menace de faire partir le club de Veracruz si le PRI ne s’impose pas aux élections : « c’est simple, ou Héctor Yunes l’emporte, ou bien les Tiburones courent le risque de s’en aller. J’ai trois propositions d’autres stades, une dans le Yucatán, l’autre à Tamaulipas et une autre à Sinaloa », une position contraire au code de l’éthique de la Liga MX et qui ferait rire si elle concernait de simples Cuervos de Nuevo Toledo qui semble l’avoir inspiré. En 2017, notre cher Kuri avait décidé de se lancer dans une campagne pour la mairie de Veracruz, qu’il va perdre. Il va alors se lancer dans une guerre sans merci avec le clan Yunes. « Sur le terrain », en 2016, toujours désireux de montrer la face obscure du football mexicain, Fidel Kuri agressait Edgardo Codesal, président de la commission des arbitres en plein match face à León. La même année, il agresse un reporter après un match face à Puebla. On se souvient également des débordements en tribune survenus en 2017 et qui avaient alors provoqué la colère d’André-Pierre Gignac, à ses « Que se vayan a segunda » (qu’ils dégagent en deuxième division), Fidel Kuri avait répondu « qu’il rentre en France ». On se souvient enfin de la passe d’armes par médias interposés avec Memo Vázquez en 2018 qui avait révélé la politique des doubles contrats mis en place au club. Ce à quoi Kuri avait répondu « je ne dois d’argent à personne, je m’en vais demain en Italie, je vais profiter de l’argent de Memo Vázquez ». C’est enfin lui qui a acheté le maintien de son club alors même qu’il traine des arriérés de salaire depuis des mois/années.
La face cachée du football mexicain
Là est le nœud du problème. La gestion de Fidel Kuri n’est qu’une accumulation de scandale qui font honte aux amoureux de football mexicain en soulignant ces petits arrangements toujours possibles au pays. Le propriétaire du club a évidemment réagi à cette grève qui le visait directement : « Je n’en savais rien, c’est une décision des joueurs. L’équipe rivale est venu faire son travail et mes joueurs sont ceux qui ont agis de manière ridicule. J’ai besoin de me calmer un peu pour prendre une décision. Ce qu’ils ont fait au public est impardonnable », avant d’expliquer que les dettes qui s’accumulent ne sont pas uniquement de sa faute mais de la gestion du club depuis près de deux décennies. Oui, Fidel Kuri ose tout, c’est à cela qu’on le reconnait. Mais Fidel Kuri ne fait finalement qu’utiliser des leviers connus du football mexicain : rachat de franchise, achat de sa place en Liga MX, et surtout utilisation de doubles contrats, la cause des soucis des joueurs actuellement. Car la pratique est courante au pays, elle est la base de la politique des Tiburones. Concrètement, elle consiste à recruter des joueurs avec deux contrats, un minimal (dans le cas présent 10%) enregistré auprès de la Liga MX, un autre, le « vrai » salaire, se fait via des droits à l’image payés par une entreprise parfois fantôme. L’objectif est simple, échapper au fisc. Dans le cas des Tiburones, ce deuxième contrat reposait surtout sur une promesse orale, ce qui veut donc dire que 90% du salaire du joueur reposait sur du vent. Elle expose au grand jour ce que personne n’ose véritablement combattre et plombe le développement du football mexicain.
Reste que l’on ne sait pas encore ce qu’il va advenir de ces Tiburones promis à continuer leur chemin de croix. Ce qui est sûr, c’est que les joueurs semblent avoir gagné une première bataille : face à la menace première de ne pas disputer le match, la Federación Mexicana de Futbol (FMF) avait décidé de réagir en levant un fond de 18 M pesos pour couvrir une partie des dettes. Une décision annoncée par le président Yon de Luis quelques heures avant le match d’hier et soutenue par Enrique Bonilla, président de la Liga MX, qui a ensuite exigé que les joueurs envoient leur demande officielle à la ligue. Ce lundi, la FMF a publié un communiqué indiquant que la Commission de conciliation a reçu sept plaintes des joueurs du club (quatre des pros, deux des U20, une des U17). Cette décision a déjà lancé quelques polémiques, notamment avec Álvaro Ortiz, président de la Asociación de Futbolistas, les deux hommes se prenant la tête en direct à la télévision sur des sujets tels que l’appartenance de ce fond, du montant décidé pour les Tiburones, de sa répartition… Pendant ce temps, le club a annoncé qu’il jouera à huis clos son match de Copa MX face à Oaxaca prévu ce mardi, sans doute pour éviter les réactions négatives entendues en tribunes lors de la grève du coup d’envoi (car les joueurs n’ont pas été véritablement soutenu par leurs supporters présents au stade). La guerre est donc loin d’être gagnée. Alors que Bonilla a déjà évoqué la menace d’une procédure de désaffiliation du club, les prochaines heures s’annoncent tendue du côté de Veracruz. Et une fois encore, le football va en payer le prix.