De toutes les ligues américaines (nord et sud compris), la Liga Primera nicaraguayenne est la dernière à continuer à jouer. Voyage au cœur des derniers résistants à la crise du coronavirus.

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92e minute à l’Estadio Nacional. Longtemps dominé dans le jeu, Diriangén obtient un dernier corner. Le temps d’un ralenti, ce corner mal tiré aboutit sur un contre de Managua. À quatre contre trois, le repli étant oublié par les joueurs du Cacique, les Leones Azules foncent vers le but de Ronaldo Espinoza. Au bout du contre, Mike Cruz ajuste son défenseur, sa frappe croisée termine au fond des filets. Le choc au sommet entre les deux leaders vient de basculer, Managua s’impose et creuse l’écart sur un concurrent direct au titre. La victoire des Leones Azules est logique tant les hommes d’Emilio Aburto ont globalement montré plus de maitrise collective et de cohérence malgré une rencontre qui a rapidement tourné au combat entre deux prétendants. Elle lance surtout une douzième journée du Clausura, dernier championnat des Amériques à résister à la pandémie de coronavirus.

Un football centenaire…

S’il n’est pas le sport numéro 1 au pays, devancé par le baseball, le football nicaraguayen est le fruit d’une longue tradition. Il s’organise au Nicaragua à partir de 1907, son année officielle de naissance au pays, emmené par le professeur Napoleón Parrales Bendaña à son retour du Costa Rica. Il le fait alors pratiquer à la jeunesse de Diriamba. D’autres jeunes de la ville, qui rentrent de périples européens, vont se joindre à ce mouvement et le football commence ainsi à véritablement s’organiser. En 1907, tout est prêt : ballons, règlements, documents techniques. Le premier match est organisé le 15 septembre 1910 à Diriamba entre deux formations crées dans la ville. L’année suivante, le football arrive à la capitale, les Atlético et Colón voient le jour à Managua. La première véritable équipe nationale crée l’est le 15 mai 1917, elle se nomme Diriangén. Le doyen du football nicaraguayen est aujourd’hui le plus titré, son dernier titre remontant à 2018. Le football local ne cesse de s’organiser, la Comisión Nacional de Deportes va ainsi créer le Secretaría General de Fútbol en 1931, deux ans avant la naissance du championnat national, remporté par Alas, un club basé à Managua. Interrompu entre 1935 et 1938, il reprend en 1939 et ne connaîtra que quatre périodes d’arrêt (en 1952, 1957, entre 1962 et 1964 et entre 1978 et 1979). Depuis 2003, il est passé au format Apertura et Clausura commun à bien des pays latino-américains et couronne deux champions par saison depuis 2017. Si le football est donc centenaire au pays, son championnat s’approche du cap des 100 : le Clausura 2020 est le 94e tournoi national organisé au pays, portant ainsi une longue tradition et présent avant même la véritable naissance de la fédération nicaraguayenne de football (FENIFUT qui succède au Secretaría General de Fútbol en 1958 et avait été affiliée à la FIFA huit ans auparavant).

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…qui résiste encore…

C’est donc ce football qui perdure en ces temps de crise sanitaire. Alors que le sport roi, le baseball et sa Liga Germán Pomares Ordoñez, joue également encore, alors que le basket vient d’annoncer la suspension de ses compétitions, que côté football les championnats féminins, la deuxième et troisième division, les matchs de jeunes et de futsal ont également été suspendus par la FENIFUT, la Liga Primera continue de résister à la pandémie tant que celle-ci n’est pas encore officiellement déclarée au pays. Et, comme ce fut le cas en Europe notamment quand l’état d’urgence sanitaire n’était pas encore décrété, elle joue à huis-clos. Ancien pensionnaire de la Segunda B espagnole, Pablo Gállego est passé par la Grèce et l’Albanie avant de revenir au Nicaragua cette saison du côté de Managua (il avait évolué au Real Estelí en 2017/18). Avec cinq buts, il est l’actuel meilleur buteur du Clausura et nous décrit la vie au pays* : « La vie au Nicaragua est tranquille. Pour l’instant, il n’y a aucune consigne de confinement, même si au niveau individuel, on peut essayer de prendre des mesures responsables. Le gouvernement a lancé une campagne de prévention, mais pour l’instant, la vie se déroule de manière normale et le championnat se dispute à huis clos. On ne se sent pas particulièrement en danger. Le Ministère de la santé du Nicaragua est le seul qui peut décider de suspendre les matchs, de stopper le championnat ou non. Pour l’instant, il ne l’a pas fait. Si la situation devient sérieuse, s’il y a plus de cas confirmés – pour l’instant il n’y a que deux cas – je suis persuadé qu’ils prendront les mesures qu’il faut ». Du côté des footballeurs, les consignes de prévention ont tout de même été mises en place : « On prend des dispositions spéciales, on utilise du gel hydro-alcoolique ou du savon, pour se laver les mains avant d’aller boire et on évite le plus possible toute forme de contacts entre nous » nous explique ainsi Pablo Gállego. Milieu de terrain du Real Estelí, Richard Rodríguez abonde dans le même sens* : « Ici la vie se poursuit normalement, nous, dans notre activité de sportif, nous nous soucions moralement et consciemment de ce qu’il se passe dans le monde. Nous suivons une routine qui est de rester à la maison, aller nous entrainer et ensuite rentrer chez nous. Par exemple, je ne vais au supermarché qu’une fois par semaine pour ne pas trop sortir. Chaque jour, entre joueurs et staff technique, en plus de toutes les mesures de protection prises à l’arrivée au club et dans le vestiaire, on discute avant de commencer à nous entraîner et l’on débat sur la nécessité de faire attention à ne pas sortir, de prendre toutes les mesures possibles pour nous protéger entre nous. Le club nous donne chaque jour tout ce qui est utilisé dans le monde pour les soins personnels comme des produits de soin hydro-alcooliques en gel ou du savon. Mais en plus de cela, une attention particulière est portée à chacun d’entre nous lorsque nous quittons les installations du club. Il faut rentrer directement chez soi ».

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Pendant ce temps, la presse locale évoque des menaces pesant autour de certains joueurs, comme par exemple du côté de Walter Ferretti où les membres de l’effectifs auraient été forcés de jouer sous peine d’être licenciés. Une situation qui ne semble pas si claire, Richard Rodríguez nous disant « il y a quelques temps, j’ai vu les joueurs qui ont été soi-disant forcés dire que jamais ils ne l’avaient été », ou qui, en tout cas, est loin d’être généralisée comme l’indique Pablo Gállego : « Au sein de notre club, il n’y a aucun exemple d’extorsion ou d’obligation à jouer. Si un joueur veut s’en aller car ne parvient à supporter la situation, il peut s’en aller. Il n’y a aucune forme d’extorsion ni de menaces à Managua. Ailleurs, je ne connais pas la situation ». Il n’en demeure pas moins que certaines voix se sont déjà élevées suite à la décision de poursuivre. Pour La Nacion, l’Argentin Leandro Figueroa a exprimé son incompréhension, sa colère et ses craintes : « le football te donne un train de vie moyen, normal. Le coût de la vie bon marché, ce n’est pas cher comme en Argentine. Je suis quelqu’un de simple, j’allais m’entraîner en bus mais désormais, j’y vais en voiture car les bus sont pleins et il y a un risque d’entrer en contact avec d’autres personnes », avant d’ajouter, « il y a soi-disant plus de gens infectés mais cela nous est caché pour ne pas alarmer. Un de nos coéquipiers a des membres de sa famille qui travaillent dans un hôpital et ils lui ont dit qu’il y avait beaucoup plus de personnes infectées ». Bernardo Laureiro, l’un des meilleurs joueurs étrangers à évoluer en Liga Primera n’a pas caché son opinion, se fendant de quelques tweets bien sentis : « les clubs passent les gars, notre santé non, celle de nos enfants non. Je ne veux pas jouer et je ne comprends pas mes collègues qui ne disent rien. Nous sommes les seuls acteurs, personne d’autre. Si une équipe possède trente joueurs et que les trente disent ne pas vouloir jouer, on ne joue pas ». À l’occasion de la dixième journée, avec ses coéquipiers de Diriangén, seul club véritablement opposé à la poursuite du tournoi et alors leader, on l’a vu poser avec des gants et des masques au moment de pénétrer sur le terrain. Une décision qui a souvent été vue de par le monde comme une prise de position contre les autorités et un moyen d’affirmer son opposition à la décision de la Liga de poursuivre malgré tout, mais qui peut aussi être vue comme une volonté d’alerter. C’est ce que nous explique Richard Rodríguez : « Je pense que c’est un moyen qu’ils ont utilisé pour montrer que ce qu’il se passe dans le monde est sérieux alors qu’ici, le Ministère de la santé dit qu’il n’y a pas eu d’événement majeur pour l’instant, que le tournoi peut se poursuivre ». Alors le tournoi se poursuit et même Bernardo Laureiro continue de jouer, célébrer et partager ses buts sur les réseaux quand son club rappelle régulièrement les bonnes pratiques de prévention.

…dans un contexte politique critique

Il faut dire que le contexte politique local est plus que tendu. Le Nicaragua est dirigé par l'ancien guérillero sandiniste Daniel Ortega qui, après avoir exercé entre 1979 et 1990, est revenu au pouvoir en 2007 et dirige depuis le pays. En avril 2018, un mouvement de protestation contre une réforme de la sécurité sociale et du régime des retraites se mue en révolte politique. Malgré les milices paramilitaires du pouvoir, le peuple défile dans les rues demandant notamment le départ d’Ortega, accusé d’avoir instauré une dictature corrompue, et réclamant la tenue d’élections anticipées. La répression qui s’ensuivra sera brutale (325 morts, plus de 800 opposants emprisonnés, des dizaines de milliers de Nicaraguayens émigrés). Lâché par ses anciens alliés, notamment par une grande partie de la gauche sud-américaine, Ortega se retrouve avec un pays en proie à une récession économique importante et sous le feu des condamnations internationales. C’est donc dans ce climat de près de deux ans d’effondrement que la pandémie frappe aux portes du pays.

Depuis le début de celle-ci, l’ancien guérillero sandiniste est reclus dans son palais présidentiel, il n’a délivré aucun message officiel à la population concernant la pandémie. La vice-présidente, son épouse, Rosario Murillo est la seule voix autorisée à parler du coronavirus, les ministres ne faisant que reprendre ses mots. La gestion silencieuse est une signature d’Ortega. Lors de l’insurrection d’avril 2018, il s’était déjà enfermé dans le mutisme durant plusieurs semaines. Depuis son retour au pouvoir, il dirige le pays de chez lui et laisse son épouse régner sur le pays. L’on se retrouve ainsi entre le déni, observé dans bien des pays du monde au début de la pandémie, et la possibilité que les réelles informations soient cachées comme le sous-entend Leandro Figueroa par exemple. Ce dimanche, le Dr. Carlos Sáenz, secrétaire générale du MINSA (Ministère de la santé), a lu un communiqué de presse indiquant que quatre cas avaient été rapportés au pays, tous sont dits « importés » (parmi ces quatre, un est décédé, un autre en état grave), et si quinze cas sont sous surveillance, le communiqué annonçait qu'aucune transmission vers les locaux n'avait été observée. Malgré tout, de nouveaux sont attendus dans les prochains jours selon les experts locaux, même s’il est toujours difficile de mesurer la progression d’une pandémie dans un pays qui ne dépiste pas. Reste que côté gouvernement, comme dans d’autres pays il y a quelques mois, les dirigeants nicaraguayens ont fait le choix de de ne pas alerter, de faire presque comme si de rien n’était. La semaine dernière, Rosario Murillo a même appelé les fonctionnaires à se mobiliser lors d’une marche placée sous le thème de « l’amour au temps du COVID-19 ».

Alors, sans attendre que son président agisse, la société nicaraguayenne s’est organisée. La Feria del Verano en Unidad Familiar, prévue ce samedi sous l’égide du Ministerio de la Economía Familiar, Comunitaria, Cooperativa y Asociativa n’a pas attiré de grandes foules. Si l’activité économique est maintenu, que l’ensemble des travailleurs se rend encore exercer son métier – les footballeurs n’échappant pas à cette règle –, les magasins, les banques, les universités ont déjà pris des mesures préventives comme la distribution de gel hydro-alcoolique, le rationnement des produits d’hygiène ou encore la mise en place de cours à distance. Diffusée sur Canal 6 Nicaragua, la rencontre au sommet entre Managua et Diriangén a été l’occasion avant, à la pause et après le match, au milieu de clips qui ne sont pas sans rappeler ceux de Fútbol para Todos, de voir de nombreux spots de prévention indiquant les gestes à avoir pour réduire la progression de la pandémie, des chansons pour expliquer comment se laver convenablement les mains. Malgré la forte répression (pour ne pas dire la persécution) qu’elle subit, la presse continue de jouer son rôle dans l’éducation des masses contre la menace que représente la propagation du virus. Comme le font ainsi le football et ses footballeurs, conscients de la gravité de la pandémie. « Je suis très préoccupé par la situation de ma famille, de tous mes amis, du pays en général qui traverse des moments difficiles à cause de cette épidémie que personne n’avait vu venir. J’espère que les choses vont s’améliorer, que tout puisse revenir à la normal car ce virus a très fortement frappé nos vies » explique ainsi Pablo Gállego, « j’ai la nationalité nicaraguayenne, ma famille, ma femme et mon fils sont ici, mais en Uruguay, la situation est merdique. Même si ici ils disent qu’il y a peu de cas, on a la tête en Uruguay » ajoute Richard Rodríguez. Preuve s’il en fallait que si le gouvernement local vit dans sa bulle, le football et ses footballeurs sont encore bien ancrés dans la réalité.

 

*Propos recueillis par Nicolas Cougot pour Lucarne Opposée

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.