Les premiers tournois mondiaux de football se jouent entre 1924 et 1930. La première Coupe du Monde de rugby se joue en 1987. La raison de l’écart entre ces deux dates se trouve sans doute dans cette année 1923, qui voit se préparer le premier tournoi mondial de football, mais qui voit aussi germer l’échec du tournoi de rugby.

Le mois de mai 1924 est alloué à deux sports aux Jeux Olympiques de Paris : Rugby et Football Association. Le football s’est développé dans de très nombreux pays comme le montre la courbe exponentielle des affiliations à la FIFA, mais le rugby à quinze est également un sport très populaire dans de nombreux pays, dont la France. Le « Tournoi » se joue d’abord, dès la fin du XIXe siècle, entre les nations des Îles Britanniques, rejoints par la France en 1910. Dans l’autre hémisphère, l’Australie et la Nouvelle-Zélande s’affrontent pour la première fois en 1903. Dès 1908, l’Australie effectue une tournée en Grande-Bretagne qui lui permet d’affronter durant leur présence une équipe représentante de l’Angleterre pour le seul match du tournoi de rugby aux JO de 1908. L’équipe australienne l’emporte 32 à 3 (six essais à un). Douze ans plus tard, le rugby refait son apparition aux Jeux, cette fois-ci à Anvers. Il n’y a, à nouveau, que deux équipes : la France et les États-Unis. Alors que la France se pense favorite, elle chute lourdement face à une équipe universitaire américaine, 8-0. Les Américains avaient en effet envoyé une équipe de Stanford et Santa Clara, des universités ayant un temps abandonné le football américain considéré comme trop violent pour le rugby durant les années 1910. C’est particulièrement en Californie que le rugby a été populaire un temps avant de tomber en désuétude. Les joueurs se préparent donc spécifiquement pour ce tournoi.

Commission d’amateurisme

Pour 1924, le Comité Olympique Français voit grand et, en plus du football, veut organiser un grand tournoi de rugby. En football, dès septembre, L’Auto écrit « Étant donnée la différence dans la façon de comprendre l’amateurisme sur le continent et en Angleterre, la FA d’Angleterre résiste énergiquement à la pression exercée par ceux qui voudraient la voir reporter sa décision suivant laquelle le football britannique ne sera pas représenté aux Olympiades de Paris ». C’est une mauvaise nouvelle pour le football, mais cela semble une bonne nouvelle pour le rugby. En effet, le rugby des années vingt est marqué en France par la victoire d’une vision amateuriste britannique. Dès 1922, une commission d’amateurisme et des licences est créée sous la direction de Gaston Vidal, sous-secrétaire d’État à l’enseignement technique. Selon le site Surlatouche.fr, « cette commission doit veiller à interdire toute forme de manque à gagner ou de racolage et réglementer les frais de voyages. Pour Gaston Vidal lutter contre l’amateurisme marron, le professionnalisme honteux répond à une quadruple nécessité : morale, sportive, financière et sociale ». La commission suspend à tour de bras des clubs et des joueurs. Il faudra attendre 1926 pour voir la Fédération changer de posture et la commission dissoute. Ce changement amènera un schisme dans le rugby français en 1929, puis une exclusion de la France par les Britanniques du tournoi des Cinq Nations au début des années trente. En attendant, en 1924, le rugby français répond plutôt bien aux injonctions amateuristes des Anglais. On pourrait donc croire que les équipes Britanniques vont se rendre avec ferveur à Paris, entraînant, peut-être, avec elles, les dominions. Si l’on ajoute la présence possible de pays comme la Roumanie et les États-Unis, le tableau est potentiellement celui du premier tournoi mondial de rugby.

Las, L’Auto annonce le 6 septembre 1923 qu’« on assure de source presque officielle que les Britanniques (Anglais, Écossais, Gallois) qui ne veulent pas jouer passé avril ne seront pas représentés au tournoi olympique qui de ce fait, opposerait la France à quatre pays : Canada, Irlande, Amérique et Roumanie ». Les Anglais utilisent l’excuse d’un règlement du Rugby Union qui interdit de jouer après le 1er mai. Mais ils font bien pire et sabotent le tournoi en organisant une tournée en « Sud-Afrique » avant les Jeux puis invitent les Néo-zélandais à venir en Angleterre à l’hiver 1924-1925. Les Français sont furieux. Gaston Bénac écrit dans Sporting que les Britanniques considèrent le rugby comme un sport uniquement britannique, leur chose qu'eux seuls savent comprendre et interpréter sainement. Que les Britanniques ne veulent rien faire pour propager le rugby à l'étranger où, pensent-ils, on en ferait mauvais usage. Que le rugby, au dire d'un international britannique, « est un jeu fait pour une élite. Dès qu'il est pratiqué par des gens manquant de sang-froid, d'éducation, d'honnêteté sportive, il devient dangereux et truqué ». Double critique : les Anglais veulent protéger « leur » sport. Un sport aristocratique. Le problème en rugby (et sans doute en football aussi) n’est pas tant un problème d’amateurisme, c’est un problème de mélanges sociaux entre aristocrates et le reste de la population.

Vingt-quatre, épisode 1 : janvier 

« Une pièce bien close »

Le débat continue. Le correspond en Angleterre du quotidien L’Auto confirme la position britannique : « Le rugby est le sport où il est le plus difficile de conserver la maîtrise de soi-même, car sans cela, en effet, il devient dangereux et un jeu de brutes. Or, un homme peut très bien savoir se maîtriser en conversation, en discussion légale ou parlementaire, etc., et pourtant ne pas pouvoir le faire au milieu du choc violent du rugby, s'il n'a pas une profonde éducation sportive, s'il ne le fait pas d'instinct, ou par le fait qu'il a été élevé dans une atmosphère de sportivité. C'est évidemment un jeu qui ne peut être convenablement joué que par une élite, ce qui ne veut pas forcément dire par des gens riches, etc., car un ouvrier peut très bien être de l'élite. De faire admettre actuellement des Espagnols, des Roumains, etc., au tournoi olympique, c'est aller à la gabegie, à la bataille, au scandale. Pourtant, on ne peut pas les refuser s'ils veulent venir. Une raison de plus contre le rugby olympique ». Bénac répond : « Et si la Grande-Bretagne tient tant que cela à propager le rugby […] pourquoi ne saisit-elle pas au bond l'occasion qui se présente. Elle le doit pourtant à ce sport, qui est son enfant, mais un enfant qu'elle tient à garder jalousement dans une pièce bien close. Quant à contester la valeur de plusieurs nations, l'argument n'a qu'une faible valeur. À ce compte-là, le Japon, le Brésil, l'Espagne et bien d'autres nations n'auraient pas leur place dans les épreuves athlétiques ».

Le grand tournoi dont rêvait les Français prend l’eau. Pourtant, comme à Anvers, les Américains annoncent leur participation. En janvier, L’Auto indique que « les Californiens viendront au nom des États-Unis. Une équipe de rugby de Californie représentera les États-Unis aux Jeux Olympiques. C'est en effet le seul des États américains où le rugby est encore joué. Depuis la guerre, les Universités et les Collèges d'Amérique sont revenus à leur jeu national. Wilfred Maloney, l'instructeur de l'Université de Stanford, accompagnera l'équipe à Paris ». Norman Cleaveland, joueur américain, explique au magazine American Heritage reprit par ESPN : « Ils cherchaient un punching ball, on nous a dit d’aller à Paris et de prendre une raclée comme des Gentlemen ». Le coach Charlie Austin écrit dans le rapport du Comité Olympique Américain : « Cette invitation a été considérée sous tous les angles. Comme le rugby était mort ici, comme nous avions arrêté d’en pratiquer comme un sport populaire en 1914, on ne savait pas si on pourrait réunir une équipe qui saurait représenter dignement les États-Unis ».

Le 29 mars, le programme définitif est connu : la commission olympique de rugby annonce que le tournoi aura lieu avec trois nations qui y prennent part, les États-Unis, la Roumanie et la France. Le 5 avril, l’ordre des rencontres est dévoilé : 4 mai, France - Roumanie, 11 mai, Roumanie – États-Unis puis 18 mai, France – États-Unis. Les trois matchs auront lieu au stade de Colombes. L’Auto écrit : « Le tournoi de rugby, qui n'a réuni que les seuls engagements de la Roumanie, de l'Amérique et de la France, présentera un intérêt médiocre si on le compare, par exemple, au tournoi de football, qui verra, vingt nations aux prises ». En plus, la saison de rugby s’est allongée jusqu’à une semaine avant le tournoi, jusqu’à la victoire du Stade Toulousain. L’équipe de France n’a pas le temps de se préparer alors que l’équipe des États-Unis a embarqué début avril à bord du paquebot América pour pouvoir se préparer en Angleterre. Sur place, ils jouent plusieurs rencontres durant lesquels les Anglais leur auraient dit que les Français allaient les battre facilement.

Un tournoi « qui donne raison aux Britanniques »

Le 4 mai, la France bat très facilement la Roumanie 59 à 3 dans un système d’essai à trois points. Cela fait la bagatelle de treize essais à un. Le match est en Une des quotidiens sportifs : « Le stade de Colombes s’est ouvert hier aux Jeux Olympiques ». Malgré l’augmentation inacceptable du tarif du train Paris-Colombes à cinq francs, la rencontre est un succès avec quelques 15 000 spectateurs dans les tribunes. La recette s’élève à 85 000 francs. Concernant la Roumanie, le quotidien sportif écrit : « Mais perdus dans leur lointain pays, aux portes de l’Orient, ils n’ont jamais l’occasion de rencontrer de bons joueurs. C’est regrettable, car Bucarest pourrait être un excellent centre de diffusion du rugby ». Le 11 mai, les Américains entrent en lice contre les Roumains et les battent 37-0. Comme prévu par le comité, le dernier match de ce tournoi, France – États-Unis, sera une finale. Bénac écrit : « L’équipe de Californie pratique hier un jeu très correct, sans brutalité, comme nous l’indiquions, même sans excessive dureté. Ainsi s’explique-t-on difficilement les protestations de la foule qui aurait voulu assister à la victoire des plus faibles sans doute ». Le public n’a semble-t-il pas été très fair-play et le Comité Olympique Français réclame instamment aux spectateurs d’applaudir les Américains qui ont fait des milliers de kilomètres pour jouer à Paris.

Le 18 à 16 heures, l’équipe des États-Unis bat la France comme quatre ans plus tôt et conserve son titre de champion Olympique de Rugby à 15. Score final 17-3. L’amertume point rapidement côté Français avec des critiques de tout type concernant l’équipe de France : « De bons joueurs sans entraînement dans un match hors de saison » perde un tournoi qui « ne s’imposait nullement et qui semble décidément donner raison aux Britanniques qui se sont abstenus estimant qu’après le 1er mai, en raison de la chaleur, de la fatigue des joueurs, de l’abandon de l’entraînement, les résultats pouvaient être faussés », selon L’Auto et Gaston Bénac.  La foule s’en prend aux Américains accusés de jouer violemment. Ce match entre dans l’histoire par cette phrase : « C'est ce qui se fait de mieux, sans couteau ni revolver », mais cette citation remonte sans doute à de précédents matchs de l’équipe de France lors des JO d’Anvers ou lors du tournoi interalliés. C’est pourtant l’équipe de France qui fut la plus décevante, hors de forme, sans entraînement à cause de la Fédération. Ce tournoi, les Anglais n’en voulaient pas, les Français en sont dégoûtés. Les Américains en gardent une certaine amertume : ils ont dû payer leur voyage, ont souffert un vol de leurs affaires dans les vestiaires et reçoivent en plus les insultes des tribunes pour un sport tomber en désuétude au pays.

Le rugby à 15 disparaît des Jeux Olympiques. Pierre de Coubertin, qui défendait ardemment le sport, n’est plus là pour le défendre. À vrai dire, plus personne ne le défend. Il faudra attendre 1987 pour voir la première Coupe du Monde de rugby. Cette compétition naît grâce aux Français et aux pays de l’hémisphère sud mais contre les Anglais. Encore. Seize pays y participent, dont les États-Unis et la Roumanie. Cette compétition est celle que l’on connaît toujours aujourd’hui et elle continue de faire débat avec des différences de niveau fortes, accentués par une absence de système international de compétition ouverte. La situation est résumée par Pablo Lemoine, sélectionneur du Chili, décrivant la compétition comme un spectacle avec les clowns d’un côté et les rois du cirque de l’autre. Le sélectionneur de Namibie se plaint du même manque de compétition : « Cette sélection joué huit matchs en quatre ans. Nous avons joué le même nombre de match en trois mois, cela démontre que si nous pouvions jouer suffisamment de test-matchs, nous serions beaucoup mieux préparés ». World Rugby reste dominé par les Anglais qui y font le beau temps avec deux représentants pour chacune des fédérations (trois pour un pays). World Rugby vient de créer un nouveau tournoi appelé Coupe des Nations, tournoi fermé regroupant les deux hémisphères ayant peut-être prévu un système d’accession/relégation en 2030.

Le débat sur l’organisation du tournoi des Jeux de 1924 à lieu en parallèle entre le football et le rugby. En rugby, les Anglais gagnent. Le tournoi est anecdotique, vite oublié, le rugby revient à son état antérieur de sport de tournoi fermé entre membres choisis et cela pendant plus de cinquante ans. En football, les Anglais perdent. Le tournoi de rugby de 1924 se termine le 18 mai, Paris se prépare pour le tournoi de football et le Comité Olympique a réussi à ouvrir en grand ce tournoi. Les Français arrivent à y inviter suffisamment de monde pour qu’il soit représentatif et renouvelé quatre ans plus tard. En football, plus personne ne parle de la non-venue des Anglais après la finale. Le football se crée des compétitions sans les Anglais, qui seront bien obligé d’admettre leur défaite et de revenir dans ce giron après la Seconde Guerre mondiale. Les arguments utilisés par les Anglais dans chacun des deux sports sont différents et pourtant ils semblent tendre vers la même conclusion, celle défendue par Bénac et selon laquelle ces sports sont les enfants de l’Angleterre mais que « cette dernière cherche à le garder dans une pièce bien close ». Loin du débat sur l’amateurisme.

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba