Comme dans bien des pays sud-américains, le football est venu au Pérou tout droit d’Angleterre. Mais son développement n'est le fruit que d'une lente appropriation par le peuple.

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Lima, cancha Santa Sofia, 7 août 1892. En ce dimanche sous le brouillard, seize hommes sont en train de changer l’histoire du pays. Ils disputent le premier match de football organisé sur le sol péruvien. D’un côté, trois péruviens, quatre anglais et un français. De l’autre, huit anglais, membres d’un club particulier : Lima Cricket and Lawn Tennis Club.

L’héritage britannique

L’immigration anglaise au Pérou remonte au XIXème siècle. Dès les premières années et lors des guerres d’indépendance, des militaires britanniques s’uniront à la cause péruvienne, les plus célèbres restant sans doute Thomas Cochrane et John Thomond O’Brien, l’aide de camp du général San Martín, l’un des libérateurs de l’Amérique du Sud au début du siècle. Vers la fin du XIXème, la Sociedad de Inmigración Europea est créée au Pérou avec pour but d’aider les migrants venus du Vieux Continent à s’installer au pays, prenant notamment en charge le coût de leur voyage et leur apportant une aide financière pour leur installation. La vague britannique est alors importante, les colons vont organiser plusieurs pans de la société péruvienne. Car outre les compagnies ferroviaires, de navigation et d’exploitation des mines, les britanniques vont aussi organiser la culture et notamment le sport.

En 1845, les migrants anglais de la Duncan et Fox fondent un « trade salon » (salon de commerce) qui devient, 14 ans plus tard, le Lima Cricket Club lorsqu’il s’installe dans le quartier de Santa Sofia et devient un club multisport pratiquant le cricket, le tennis, les courses hippiques. Il est alors le premier club de sport de tout le continent sud-américain. Quelques années plus tard, après la terrible Guerre du Pacifique (dont nous vous avons déjà parlé dans L'autre bataille du Pacifique), le Lima Cricket Club devient Lima Cricket Club and Football et sera l’un des fondateurs de la ligue péruvienne de football. Il ne se consacre alors pas encore au football, même si certains de ses membres disputent ce fameux premier match du 7 août 1892. Le match est alors organisé par un homme, Pedro Larrañaga, qui va alors créer le premier club sportif péruvien à pratiquer le foot : l’Unión Cricket. Deux ans après sa fondation, le club demande à la mairie de Lima l’autorisation pour acquérir un terrain afin d’y construire son enceinte sportive, dédiée au football. L’Estadio Guadalupe nait, il est le premier stade de football construit au Pérou, lieu où se dérouleront les premiers championnats péruviens. En 1921, alors que le président Augusto B. Leguía lance le processus d’embellicimiento de Lima pour célébrer le centenaire de l’indépendance, les diverses colonies étrangères vont alors participer au processus. La colonie anglaise participera à la rénovation du stade dont elle en fera don : il devient l’Estadio Nacional de Lima.

De la rivalité des élites au football des masses

Callao, à 15km de Lima, le long du Pacifique, les marins arrivant du Royaume Uni participent au développement du football, en contribuant à sa diffusion et à la croissance de son intérêt en jouant sur la rivalité entre les élites limeña et les chalaca, qui grandit en même temps que celle entre marins britanniques et péruviens. Reste que le football péruvien devra son premier essor aux élites qui vont jouer sur la même opposition.

Car le grand match de Lima oppose les péruviens d’Unión Cricket aux anglais de Lima Cricket and Football. De fait, dans un premier temps, les spectateurs présents aux abords des terrains sont exclusivement des représentants de ces élites. Mais pour que le football puisse enfin décoller, il va alors devoir gagner les masses. En 1897, l’opposition entre les deux équipes commence à générer de l’attraction, elle a droit à son compte-rendu dans la presse. Au début du XXème siècle, les duel anglais – péruviens sont inclus dans les Fiestas Patrias, en 1904, un trophée est en jeu et permet d'attirer les foules en créant un véritable enjeu. Il n’est cependant pas question de jouer sur quelconque relent nationaliste. Les oppositions entre les deux équipes se déroulent alors dans une ambiance plus que bon enfant. Le football devient porteur de valeurs de fair-play, de développement et de conduite en société.

Mais le Pérou du début du XXème siècle est celui de l’émergence de nouvelles classes. Avec l’industrialisation, la classe ouvrière grandit et occupe les différents quartiers de Lima. Elle est à l’origine d’un nouveau type de club de football : ceux des quartiers. Du Club Ciclista Lima à Miraflores Sporting Club, Sport Inca, Club Atlético de Lima ou encore Sport Progresso, plusieurs voient le jour sans forcément avoir le soutien de la República Aristocrática. 1901, calle Cotabambas, en plein barrio de Chacaritas, à quelques encablures de Santa Sofia, le Sport Alianza voit le jour. Il en sera son exemple le plus brillant une fois devenu Alianza Lima.

1912. La classe ouvrière prendre place dans le paysage politique, la tension est grande, les partis politiques ouvriers croissent, ils mettent à mal les élections en étant à l'origine de leur boycott après que le Jury électoral a fermé les registres. S’en suivent des manifestations et un climat de violence sociale qui aboutissent aux débordements du mois de Mai. Ces évènements unissent les travailleurs et les classes moyennes dans le combat contre l’ordre établi. Le football n’échappe pas à la règle. Il mute. De la rivalité entre élites, il devient porteur des valeurs des quartiers, des revendications des classes moyennes. C’est dans ce contexte qu’est créée la Ligue Péruvienne de Football dont le but est d’une part organiser le développement du football, d’autre part, pour les élites, apaiser le climat en montrant que toutes les classes ont leurs chances, sont égales vis-à-vis de la compétition.

Les manifestations de mai ont pourtant définitivement changé la vision du football, la création de la Ligue péruvienne ne fera que le confirmer. Pour les clubs des classes ouvrières, le championnat prend un enjeu politique et social : celui de l’affirmation, de la recherche de reconnaissance. Il devient vecteur d’identité. Les clubs des quartiers, les clubs des classes moyennes gagnent en popularité. Le football se répand à l’ensemble du pays. L’année suivante, Unión Cricket, le club de l’élite péruvienne disparait. Petit à petit, le peuple péruvien prend possession du football. Et commence alors à écrire sa propre histoire.

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.