Depuis plus de vingt ans, Seoul et Suwon s'affrontent chaque année dans le match qu'attend toute la Corée du Sud. Une rivalité au-delà du terrain mais qui permet au plus grand nombre de vibrer pour le football de club, qui a bien du mal à se faire une place au Pays du matin clair et frais.

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1996-1999 : la naissance du Jijidae derby

L'année 1996 marque un important changement dans le paysage du football coréen. Cette année-là les dirigeants de la K League mènent une politique de décentralisation. Ils souhaitent voir les équipes de football s'implanter dans les régions sud-coréennes plutôt que dans la capitale du pays, forçant (par avis d'expulsion) ainsi trois équipes à quitter Seoul : Ilhwa Chunma (aujourd'hui Seongnam FC), Yukong Elephants (aujourd'hui Jeju United) et LG Cheetahs (aujourd'hui FC Seoul). Néanmoins, une promesse est faite à ces trois équipes : si un stade de football est construit dans Seoul, l'une des trois pourra revenir s'installer dans la métropole.

Les LG Cheetahs, seouliens depuis 1991 (mais depuis 1989 sous le nom de Lucky-Goldstar Hwangso FC), se déplacent donc de seulement 21 kilomètres au sud, dans la ville de Anyang. L'équipe devint alors Anyang LG Cheetahs. Non loin de là, dans  la ville voisine de Suwon (à seulement 19 kilomètres au sud), une nouvelle équipe voit le jour : Suwon Samsung Bluewings. Les deux villes sont reliées par la National Route 1 qui traverse la colline Jijidae. Le nom du derby entre Anyang LG Cheetahs et Suwon Samsung Bluewings est tout trouvé.

En 1996, la saison de K League se divise en deux phases dans lesquelles chaque équipe se rencontre deux fois. Le premier Jijidae Derby prend lieu au Anyang Stadium le 16 juin 1996 et déplace les foules puisque plus de 32 000 personnes assistent à cette rencontre. Sur le terrain, il n'y a pas match, les Cheetahs sont largement dominés par les Bluewings et s'inclinent 0-2. Park Kun-ha restera à jamais le premier buteur de cette confrontation. Les trois autres derbys de la saison 1996, qui accusent une affluence bien plus faible, tourneront par deux fois à l'avantage des Suwon Samsung Bluewings (2-1, 2-0) pour un match nul (0-0). Alors que les Anyang LG Cheetahs terminent avant-dernier des deux phases, les Suwon Samsung Bluewings remportent la deuxième mais s'inclinent en finale du championnat face au Ulsan Hyundai Horang-i. Un très bon début pour une équipe naissante.

En 1997, le format du championnat est modifié et chaque équipe ne s'affronte plus qu'à deux reprises. Une nouvelle fois, les Anyang LG Cheetahs ne tiennent pas la comparaison avec les Bluewings (1-1 à Suwon et 0-1 à Anyang). Alors que les Cheetahs continuent de décevoir en terminant une nouvelle fois avant-derniers de la compétition, les Bluewings ne confirment pas leur belle année 1996 et terminent à une décevante cinquième place. En 1998, nouvelle formule pour la K League avec l'instauration de play-offs pour les quatre premières équipes et des prolongations (et si besoin des tirs au but) lorsqu'il y a match nul après 90 minutes. Les Jijidae Derby voient leurs affluences reprendre des couleurs (20 000 personnes lors des deux rencontres) et l'écart entre les Bluewings et les Cheetahs se réduit : les Bluewings ont eu besoin des prolongations pour s'imposer lors de la première rencontre et des tirs au but lors de la seconde. Mais au classement, toujours pas de bataille : Suwon termine premier et remporte les play-offs pour s'offrir son premier titre de champion de Corée du Sud.

1999-2003 : La « guerre » est déclarée

En 1999, la rivalité entre les deux équipes grimpe d'un cran. Les Anyang LG Cheetahs changent d'entraîneur dans l'optique de se mêler à la lutte pour le titre et choisissent d'engager l'assistant de Kim Ho à Suwon, Cho Kwang-rae. Dans le même temps, les Suwon Samsung Bluewings recrutent l'ancien attaquant des Cheetahs, Seo Jung-won qui devient le premier joueur à jouer pour les deux équipes. Ce transfert se fait après un conflit entre le joueur et Anyang concernant son possible retour de Strasbourg. La guerre entre les deux équipes est déclarée et les supporters d'Anyang ne pardonneront jamais à Seo Jung-won de s'être engagé avec l'ennemi voisin, surtout après avoir tenté de revenir à la maison. Pour couronner le tout, la saison débute par le match de la Korean Super Cup mettant aux prises les deux équipes (Anyang ayant remporté la FA Cup en 1998). Pour l'occasion, des maillots de Seo Jung-won sont brûlés avant le match. Les supporters se mettent alors à appeler les Bluewings les « Poulets » alors que les Cheetahs sont renommés « Cheetos » (la célèbre marque de biscuits apéritifs) par les supporters de Suwon.

Mais pas de quoi perturber les Suwon Samsung Bluewings qui, dans un stade plein, s'imposent largement sans laisser la moindre chance à leur adversaire (5-1). Les Anyang LG Cheetahs ne se relèvent pas de cette terrible défaite et terminent la saison à l'avant-dernière place alors que les Bluewings vont chercher un second titre de champion consécutif. Au cours de la saison, Seo Jung-won marquera même contre son ancienne équipe lors de la large victoire de Suwon sur Anyang (0-4). Il devient ainsi le seul joueur à avoir marqué pour les deux équipes. La première victoire en championnat des Cheetahs dans un Jijidae Derby, le 6 octobre 1999 au Suwon Stadium obtenu à l'ultime minute grâce à Jung Kwang-min (2-3) est une maigre consolation pour les supporters. Une maigre consolation qui marque pourtant un tournant dans l'histoire de cette rivalité.

Si jusqu'à présent les Bluewings avaient toujours pris l'ascendant sur les Cheetahs, la fin de saison 1999 marque le début d'une forte domination de ces derniers. Non seulement les trois derbys de la saison 2000 tournent à leur avantage mais le championnat leur tombe lui aussi dans les mains. Suwon abandonne son titre à son ennemi et termine cinquième cette année-là. Une déception compensée par la victoire en Asian Champions League au début de la saison suivante. En 2001, les Bluewings perdent une nouvelle fois les trois derbys et terminent derrière Anyang, qui finit second derrière Seongnam. La saison 2002 est l'apothéose de la rivalité Cheetahs-Bluewings : un Jijidae Derby en finale d'Asian Champions League. Au Azadi Stadium de Téhéran, les deux équipes se livrent une âpre bataille qui se termine aux tirs au but après un score vierge. Les Bluewings, tenant du titre, sont les plus solides et remportent le trophée (4-2). Un deuxième titre qui échappe aux Anyang LG Cheetahs. En 2003, pour sa dernière année d'existence, les Anyang LG Cheetahs sont en difficulté tout au long de la saison et ne gagnent aucun des quatre derbys joués cette année-là.

2004-2016 : Retour à Seoul et appellation « Super Match »

Ayant accueilli la Coupe du Monde 2002, la Corée du Sud s'était dotée de nouveaux stades. Une fois la compétition terminée, ces stades se sont retrouvés vides poussant le gouvernement coréen et la Korean Football Association à chercher des équipes pour les occuper à l'année et tenter d'avoir un retour sur investissement. C'est alors que la promesse faite en 1996 aux trois anciennes équipes de la capitale se réalise. Soutenus par l'entreprise LG, ce sont les Cheetahs qui sont désignés pour retourner à Seoul. Les critiques fusent : d'un côté de la part des dirigeants et supporters des deux autres équipes ayant été expulsées de Seoul en 1995 et de l'autre de la part des supporters des Anyang LG Cheetahs qui voient leur équipe déménager.

Quoi qu'il en soit, l'équipe retourne dans la capitale et se renomme FC Seoul. Le Jijidae Derby disparaît pour prendre l'appellation Super Match. Mais pour beaucoup de supporters, notamment du côté de Suwon, le match Suwon Samsung Bluewings – Anyang LG Cheetahs est toujours considéré comme le véritable classique sud-coréen. Le FC Seoul est d'ailleurs toujours représenté par « Cheetos » sur les drapeaux. Mais avec ce déménagement à Seoul, l'ancienne franchise gagne une base de supporters plus importante, offre un stade plus grand et de même carrure que le Suwon World Cup Stadium. Le Jijidae Derby entre dans une autre dimension.

Le premier Super Match au Seoul World Cup Stadium se déroule devant 30 000 personnes. Une affluence faible au vu des 60 000 sièges que compte le stade. Grâce à Ricardo, le FC Seoul s'impose par le plus petit des écarts (1-0). Au fil des années, ce match prend de l'ampleur, les supporters se livrent bataille en tribune avec des drapeaux plus originaux les uns que les autres. Les affluences augmentent et les deux équipes vont jusqu'à se disputer le titre lors de la saison 2008. Pour la troisième fois, les deux rivaux se rencontrent pour décrocher un trophée. Alors qu'il n'y a pas de vainqueur lors du match aller à Seoul (1-1), les Bluewings font la différence au retour en s'imposant 2-1 dans un stade comble. Seoul doit attendre 2010 pour remporter le premier trophée de son histoire.

Depuis ce jour, les deux clubs connaissent des fortunes diverses en K League, mais la rivalité reste toujours autant présente. FC Seoul a remporté deux titres de champion (2012 et 2016) alors que Suwon a bien failli être relégué après une erreur de parcours en 2016 mais arrachera toute fois la FA Cup des mains de son ennemi. Le spectacle est quasi toujours au rendez-vous que ce soit en tribune ou sur le terrain. Le 18 avril 2015, Suwon, entraîné par Seo Jung-won, infligera un nouveau 5-1 au FC Seoul. Comme un écho à la Korean Super Cup de 1999. Globalement aucune équipe ne prend véritablement le dessus sur l'autre sur le plan historique : sur 103 rencontres, Suwon Samsung Bluewings mène par 37 victoires chacunes pour 29 matchs nul.

En 2017-2018, la rivalité monte d'un cran supplémentaire à cause de deux transferts. Tout d'abord avec celui de Lee Sang-ho vers le FC Seoul. Lors du troisième Super Match de la saison se déroulant à Suwon (victoire 0-1 du FC Seoul), il a voulu aller saluer ses anciens supporters. Malheureusement pour lui, ces derniers n'avaient pas oublié son transfert et son but et il fut accueilli par des jets de bouteilles qui ont valu une sanction pour les Bluewings. Mais le 4 janvier 2017, c'est un véritable coup de tonnerre qui a secoué cette rivalité : la légende du FC Seoul, Dejan Damjanović s'est engagé en faveur des Bluewings. Un transfert qui ne passe pas vraiment chez tous les supporters de Seoul mais qui est accueilli avec joie par ceux de Suwon. En 2020, les deux équipes connaissent des difficultés en championnats et Suwon, entraîné par le fameux Park Kun-ha, en profite pour retrouver le succès lors du dernier Super Match de la saison en s’imposant à domicile (3-1). Une première depuis 2015 en K League que les supporters veulent désormais voir comme une tendance général.

Bien plus que du football

Comme leurs noms l'indiquent, les deux équipes sont la propriété de deux grosses entreprises de l'électronique sud-coréen : d'un côté LG avec le FC Seoul et de l'autre Samsung avec les Suwon Bluewings. Le match n'est donc plus seulement une rencontre sportive mais gagne une dimension commerciale. Même  avec le changement de propriétaire du FC Seoul en 2006 (passage de LG à GS Group, entreprise spécialiste de la pétrochimie et de la distribution créée après une scission avec LG), et le désengagement progressif de Samsung de Suwon (en 2014, Samsung transfère l’intégralité de ses équipes sportives vers sa filiale Cheil Worldwide, société de marketing), l'étiquette d'un match entre les deux géants de l'électronique perdure.

Ce match est aussi une opportunité pour les clubs de promouvoir le football. Il faut reconnaître que la communication autour des rencontres n'est pas le point fort des équipes sud-coréennes. Mais ce Super Match échappe à la règle puisque Suwon et Seoul sont agressifs sur ce plan. Vidéo, interview, promotion des activités annexes … tout y passe pour faire venir le plus de monde au stade. Dans un pays où l'affluence des matchs de football est faible, le Super Match est donc une véritable bouffée d'air frais. Chaque saison, la plus grosse affluence est un Super Match se déroulant au Seoul World Cup Stadium. Preuve que le football est toujours capable de déplacer les Coréens.

 

 

Baptiste Mourigal
Baptiste Mourigal
Rédacteur Asie, spécialisé Corée du Sud (K League, KFA) à suivre sur @KleagueFR