Il y a cinquante-trois ans aujourd'hui, la campagne de qualification pour la Coupe du Monde 1970 basculait dans l’horreur par la faute de dirigeants politiques qui avaient décidé de faire du football un catalyseur de la haine.
Occasion idéale
Le 8 octobre 1964, le congrès de la FIFA organisé à Tokyo dévoile l’identité du pays hôte de la Coupe du Monde 1970. Avec 56 voix contre 32 données à l’Argentine, le Mexique devient alors le premier représentant d’Amérique du Nord à accueillir une phase finale. Tout amateur de football se souvient de l’une de ses plus belles éditions, celle qui couronne une dernière fois le Roi Pelé, qui, avec près de trois buts inscrits par match, reste l’une des plus folles offensivement. Mais bien avant d’en découdre sur les terres aztèques, la qualification automatique du Mexique à son épreuve avait ouvert les portes des espoirs à de nombreuses sélections de la CONCACAF. Parmi ces ambitieux, figure Haïti, dont nous vous racontons l’épopée dans notre numéro spécial Coupe du Monde (à se procurer ici), mais aussi des pays tels que le Costa Rica, le Honduras et le Salvador. Une seule place sera accordée à ces doux rêveurs qui doivent d’abord sortir d’une première phase de groupe (quatre groupes de trois) pour se qualifier en demi-finale puis en finale pour le Mondial. Sorti vainqueur de son groupe devant le Costa Rica grâce notamment à une victoire à Tegucigalpa en décembre 1968 et un nul à San José la semaine suivante, le Honduras décroche sa place en demi-finale, il va y croiser alors le Salvador, son voisin. Il ne reste alors plus qu’une marche pour atteindre la finale face à un adversaire alors connu (car qualifié depuis près d’un mois) : Haïti. Beaucoup de chose ont déjà été dites sur ce match. S’il n’est pas à proprement parler le déclencheur de la Guerre de Cent heures qui va suivre, il en est l’un des principaux catalyseurs.
Fortes tensions
Indépendamment de la proximité géographique, il faut aussi rappeler que les deux pays ont une culture commune : ils sont les seuls de l’isthme à se le partager dans le sens Nord-Sud, ils partagent aussi le fait d’être occupés par des populations métisses quand les voisins sont à grande dominante indienne ou d’origine européenne. Proches également sur le plan linguistique, Salvador et Honduras sont séparés par une frontière rendue plus virtuelle que réelle par les multiples brassages de population. Au point que le mot intégration n’était qu’un concept tant les deux pays semblaient à ce point mêlés, les échanges courants – rappelons par exemple que le Honduras accordait la nationalité hondurienne aux fils d’étrangers, rappelons aussi que nombreux étaient les Salvadoriens qui s’étaient installés au Honduras sans avoir fait la moindre démarche administrative pour y être régularisés et sans jamais n’avoir été inquiétés par les autorités (certains votaient même, d’autres étaient maires ou conseillers municipaux).*
Mais le contexte de la fin des années soixante est particulier : Les États-Unis voulaient alors freiner l’expansion de la révolution cubaine en Amérique Centrale et ont donc développé un marché commun dans cette zone qui profite davantage au Salvador plus industrialisé et qui s’était déjà bien plus vite modernisé, avait parfaitement exploité ses ressources qu’il a nationalisé (en 1965, le Salvador est le troisième exportateur de café du continent juste derrière Brésil et Colombie, en 1969, il est le pays le plus industrialisé d’Amérique centrale et se situe devant Équateur, Colombie et Venezuela à l’échelle de l’Amérique Latine. De son côté, le Honduras peine à suivre, sa principale ressource, les bananeraies, étant sous giron étranger (et notamment américain). Le principal souci pour le Salvador, est sa taille. Bien trop petit pour une population trop nombreuse, il ne peut accueillir tout le monde, d’autant que l’industrialisation pousse aussi à une forte augmentation du taux de travailleurs non qualifiés sans emploi. On va alors assister à de grandes vagues de migration des Salvadoriens vers le Honduras voisin. Cette forte vague d’immigration a bien évidemment des conséquences politiques puisqu’au Honduras, le Général Arellano, alors au pouvoir, n’en finit plus de jouer sur le tableau du nationalisme et mène, presse à ses côtés, de vastes campagnes xénophobes dirigées contre les Salvadoriens qu’il accuse de venir coloniser son pays, à l’époque le guanaco, surnom donné au Salvadorien, est décrit comme un voleur (de l’autre côté le catracho hondurien est un fainéant). Autant de leviers sur lesquels le gouvernement hondurien va appuyer, servant au passage la cause du voisin salvadorien qui ne se prive pas d’en faire de même. Le rendez-vous footballistique entre les deux nations est donc parfait pour appuyer davantage sur ces relents nationalistes et attiser la haine.
Quand la politique se sert du football
Le 8 juin, à Tegucigalpa, les Catrachos honduriens s’imposent 1-0 sous les vivats de la foule qui a parfaitement joué son rôle en privant les salvadoriens de sommeil la nuit précédente. C’est un drame national pour le Salvador. Le suicide d’une jeune supportrice suite à cette défaite est instrumentalisé par le gouvernement local, on évoque alors des obsèques nationales. La réplique est terrible lors du match retour à San Salvador. Alors que le Honduras s’incline 3-0, offrant un match d’appui aux deux équipes, ce retour est aussi le théâtre de violents débordements entre supporters (certains groupes nationalistes auraient ainsi garni les rangs des tribunes pour grandement participer à ces débordements), deux Honduriens trouvant la mort. Depuis quelques années, Arellano expulse massivement les immigrés salvadoriens responsables de tous les maux. La veille du premier match, des familles salvadoriennes avaient été expulsées, en accord avec le programme de réforme agraire mis en place au pays autorisant seulement les « Honduriens de naissance » à occuper les terres publiques pour les cultiver. Suite à ce match retour, les représailles ont lieu, toutes dirigées vers les 300 000 Salvadoriens qui occupent les terres honduriennes. Les exactions des milices telles que la Mancha Brava, qui terrorisent les Salvadoriens, pillent leurs biens, les forcent à quitter le pays ou se cacher, ne donnent pas lieu à la moindre réaction du gouvernement. On dit même que certaines autorités locales participeront à cette « chasse », la police locale aidant les milices. Plutôt que d’apaiser les tensions, radio et presse honduriennes mènent des campagnes anti-salvadoriennes, appellent au pogrom. La guerre des ondes débute. Côté salvadorien, les médias emboitent le pas, l’opinion publique est ainsi totalement abreuvée de campagnes anti-Honduras. Le 24 juin, le Salvador dénonce la situation de ses ressortissants auprès de l’Organisation des États américains (OEA). Le 26 juin, le Salvador rompt ses relations diplomatiques avec son voisin qu’il accuse de génocide. Sur le terrain, il faut encore et toujours départager les deux frères devenus ennemis. Le 27 juin, après donc près de quinze jours de violence verbale, politique, sociale, le Salvador retrouve le Honduras à l’Azteca de Mexico et gagne sa place en finale après une victoire 3-2 et un but de la victoire inscrit en prolongation. L’après match est marqué par de nouveaux débordements de violence à la sortie de stade, les débordements nationalistes ont pris le dessus, le gouvernement hondurien parle de tricherie, la tension est à son paroxysme. À la frontière, les premiers accrochages sont décrits par les deux gouvernements comme de vrais conflits. La nervosité croît de part et d’autre, le point de non-retour est franchi.
Le 14 juillet 1969, le gouvernement salvadorien lance l’offensive armée au prétexte du mutisme de l’OEA et de la recrudescence des exactions menées au Honduras contre ses ressortissants. Reste que l’offensive n’est pas improvisée. Le Salvador cherche la guerre éclair, deux colonnes, une à l’Est, l’autre au Nord-Ouest visent les deux capitales (Tegucigalpa et San Pedro Sula) mais une bonne résistance (notamment civile) et les conditions climatiques et topographique mettent à mal cette volonté de Blitzkrieg. Le conflit dure quatre jours, cent heures d’où il tire son nom, en grande partie par faute de matériel. Le bilan de la Guerre de Cent heures est lourd : en plus du déplacement inévitable des populations civiles des deux pays, on dénombre deux à trois mille morts, les destructions sont nombreuses, les conséquences économiques lourdes. Le gouvernement hondurien ferme tout commerce avec le Salvador, la route panaméricaine, principale route de l’isthme est fermée aux produits salvadoriens, le Salvador est ainsi asphyxié sur le plan économique. Le conflit va perdurer pour ne cesser qu’en 1980 avec la signature du traité de paix. Fort heureusement, aujourd’hui les choses se sont calmées, mais la rivalité reste réelle et est désormais surtout sportive. Si, de manière abusive, ce triple affrontement de juin 1969 reste nommé celui de la « Guerre du football », le destin du Salvador et du Honduras a basculé lors de ces trois rendez-vous. Trois matchs au cours desquels le football a été utilisé de la pire des façons par des pouvoirs politiques : comme catalyseur de la haine.
* Pour plus d’informations sur le contexte politique et social du conflit, dirigez-vous vers cet article de 1971, écrit par Alain Rouquié dans la Revue française de science politique.
Image d'illustration par Gonzalo Rodriguez
Initialement publié le 14 juillet 2019, dernière mise à jour le 14 juillet 2022