L’histoire des Superclásicos est jonchée d’évènements en tout genre : entre victoires historiques et rencontres à haute valeur symbolique, l’histoire de ce duel reste assez classique. Il est pourtant un évènement qui a marqué l’histoire du football argentin : la tragédie de la Puerta 12.
Lorsque vous déambulez aux alentours du Monumental, vous passez obligatoirement Avenida Figueroa Alcorta, à quelques pas de Monroe et de l’entrée principale du club. Souvent alors, le lieu est particulièrement choisi par les touristes pour une photo souvenir, celle où apparait la phrase « Estadio mAS Monumental Antonio V. Liberti » juste au-dessous du logo mythique du club à la banda. Pourtant, ce lieu particulièrement prisé pour tout photographe amateur fait apparaître une entrée maudite, une porte devenue Sector L qui autrefois se nommait Puerta 12. La porte que certains essayent d’oublier, celle d’un drame vieux de cinquante ans, le plus grand drame de l’histoire du football argentin.
23 juin 1968. En cet après-midi d’automne, River Plate est en course pour une place en demi-finale du Metropolitano après douze ans sans titres. Malheureusement pour le Millo, il est totalement bloqué par Boca Juniors et voit ses chances de titres s’envoler. Les 90 000 spectateurs venus s’accumuler dans le Monumental pour ce Superclásico, grondent et s’ennuient ferme. Comme souvent l’ambiance en tribune est survoltée mais personne ne se doute du drame qui s'annonce. La rencontre finie, les fans de Boca quittent leur tribune et s’engouffrent dans l’escalier de la Puerta 12, long corridor sans éclairage qui a tout du piège mortel en cas de bouchon. C’est ce qu’il se passe. Arrivés au pied des escaliers, les premiers hinchas s’aperçoivent alors que la sortie est bloquée. La foule s’amasse dans ce couloir, le flux est incessant, la vague devient incontrôlable. « J'étais dans l'œil du cyclone », raconte Juan Nicholson à La Nacion, « je discutais avec trois amis dans cet escalier lorsque tout à coup, nous ne pouvions plus avancer. Nous étions encore loin de la porte pour comprendre ce qu’il s’y passait alors nous commencions à crier d’avancer à ceux d’en bas et d’arrêter de pousser à ceux d’en haut. Soudain, sous l’effet de la pression, nous avons commencé à décoller du sol. Je flottais à presque un demi mètre au-dessus du sol, incapable de bouger. Lorsque la pression a cédé, nous avons tous roulés les uns sur les autres. Mon meilleur ami, Guido Von Bernard, est mort après que sa tête a heurté le mur gauche. Ma chance a été de tomber sur un corps mou et d’autres personnes me sont tombées dessus. J’ai eu la chance d’avoir un trou par lequel je pouvais encore respirer jusqu’à ce qu’ils parviennent à me faire sortir ». Aux côtés de Juan Nicholson, des centaines de supporters pris au piège. Le bilan est terrible : soixante-et-onze hinchas périssent, asphyxiés ou écrasés, cent cinquante sont blessés.
Du côté des joueurs, on saisit assez rapidement qu’un drame vient de se produire : « À la fin du match, nous sommes retournés en bus à la Bombonera pour récupérer nos voitures et nous avons appris la catastrophe. Sur le chemin du retour, nous sommes venus avec Negro Nievas, un ami de César Menotti, et nous avons entendu à la radio qu'ils cherchaient des donneurs de sang à l'hôpital Pirovano, alors nous sommes allés jusque-là mais ils ne m'ont pas laissé en donner parce que je venais de jouer », se souvient Antonio Rattin, le cinco de Boca ce jour-là comme le rapporte El Gráfico. Côté River, la même angoisse a traversé le vestiaire : « Je me souviens que c'était l'un des matchs que j’ai joué devant le plus grand nombre de spectateurs. Je pense qu'il y avait environ deux mille personnes qui sont restées dehors. Le stade était bondé. J'ai fini heureux parce que j'avais été assez inspiré. Alors que j'étais félicité dans le vestiaire pour ma performance, la bonne ambiance a rapidement pris fin. C'est alors que j'ai entendu un commentaire de l'extérieur sur ce qui s'était passé. Nous étions tous très tristes. J'ai vécu le drame comme si quelqu'un de ma famille avait été impliqué », raconte Amadeo Carrizo, toujours au Gráfico. Daniel Onega, son coéquipier, ajoute : « Je me suis rendu compte qu'il s'était passé quelque chose quand, désespérés, ils sont venus chercher le médecin du club. C'est lui qui m'a informé du malheur. La seule chose que nous voulions après l’avoir appris était de quitter le stade. J'ai remarqué que les gens étaient consternés, nos familles ne comprenaient rien et une immense tristesse se faisait sentir. « J'ai compris qu'il s'était passé quelque chose quand ils sont venus chercher le médecin du campus, désespérés. C'est lui qui m'a informé du malheur. La seule chose que nous voulions après avoir découvert était de quitter le stade. J'ai remarqué que les gens étaient consternés, nos familles ne comprenaient rien et une immense tristesse se faisait sentir ».
La semaine suivante, sur la plupart des terrains du pays, une cagnotte est improvisée dans le but de récolter des fonds pour venir en aide aux victimes. Boca organise un enterrement collectif avec une marche émouvante qui bouleverse le quartier. Mais au-delà des milliers de vies changées à jamais, plus de cinquante ans plus tard, aucune explication ne vient donner un semblant de vérité. Aucun procès, aucune enquête, aussi indépendante soit-elle, n’est venue clore ce funeste chapitre de l’histoire des Superclásicos.
El clásico del misterio
Conséquence, les théories sont nombreuses. Si certains accusent des supporters de Boca d’être à l’origine du mouvement de foule après avoir brûlé des drapeaux de River, si d’autres accusent des hinchas de River d’avoir provoqué les événements en pourchassant des hinchas de Boca, deux théories majeures s’opposent. Selon la première, on pointe les dirigeants de River, coupables de n’avoir ouvert cette porte et/ou bloqué les tourniquets. Cette première version se base sur les témoignages qui expliquent que les tourniquets avaient été enlevés, la porte fermée. Dans Puerta 12, le documentaire de Pablo Tesoriere, Carlos López, inspecteur de la police fédérale assure que « les portes des tribunes ne pouvaient être ouvertes uniquement par les employés de la municipalité » et que « le match était si serré que deux employés ont oublié d’ouvrir cette porte ». Une explication lunaire..
La seconde hypothèse est d’ordre politique, elle pointe la police. Nombreux sont ceux qui accusent la police d’avoir tendu une embuscade aux supporters xeneizes. Plusieurs témoins ont confirmé avoir vu une barre de fer bloquant l’ouverture de la porte. Enrique Acuña, l'un des survivants, déclare ainsi à Clarin que la porte a été fermée dix minutes avant la sortie des supporters. Pourquoi ? Première raison, des heurts entre gendarmes et hinchas en début de rencontre (on parle de jets de bouteilles contenant de l’urine sur les forces de l’ordre – thèse défendue par le président de River de l’époque). Certains évoquent également une volonté des forces de police d’arrêter les leaders des hinchas de Boca, jugés responsables de troubles dans les différents stades d’Argentine. Enfin (et surtout), les supporters de Boca seraient accusés d’un crime d’état : avoir chanté la Marche Péroniste alors interdite dans les stades (rappelons que l'histoire se passe aux premières années de la dictature de Juan Carlos Onganía). Reste que certains témoignages, comme celui de Nicholson, ne pointe en rien les forces de l’ordre ce jour-là : « d’où j’étais, je ne peux affirmer ou nier que la porte était fermée, je ne peux même rien dire concernant les tourniquets. Ce que je peux dire, c’est que l’action des forces de l’ordre ce jour-là n’était en rien malveillante. Même au cœur du désespoir, son action était la bonne ». Pour nombre de survivants, la porte était fermée, les escaliers du tunnel qui y menaient plongés dans le noir, glissants. Carlos Alsina, un autre survivant témoigne : « Il faisait très sombre (…). C’était un immense sentiment de confinement. En bas, on criait de ne pas pousser mais la pression ne cessait d’arriver d’en haut. Et nous avons commencé à courir. Il fallait surtout ne pas trébucher ».
Reste que la plupart des victimes étaient mineures (l’âge moyen des hinchas décédé est de dix-neuf ans, sur les soixante-trois dont l’âge fut confirmé, trente ont moins de dix-huit ans) et après trois ans d’enquête aucun coupable n’a été désigné. Deux mois après les faits, Oscar Hermelo, le juge chargé de l’enquête, ordonne de la prison préventive contre Américo Di Vietro et Marcelino Cabrera, intendant et contremaître de River. Mais en novembre de la même année, la cours d’appel révoque les sanctions contre les deux cités ici et exonère le club des deux cents millions de pesos qu’il devait verser selon le premier jugement. Fin 1968, Boca, River et l’AFA réunissent trente-deux millions de pesos (équivalent de cent mille dollars) pour dédommager les familles des victimes. Comble du cynisme, en janvier 1969, une lettre est envoyée aux familles de victimes leur proposant une indemnisation. Ces derniers avaient alors trente jours pour accepter de toucher celle-ci à une condition : renoncer à toute action légale contre River Plate. Personne n’a jamais perçu le moindre peso à l’exception de deux familles, qui avaient saisi la justice et qui, deux ans plus tard toucheront une réparation de cent quarante mille pesos (soit cinquante dollars).
Une semaine plus tard, Boca affronte l'Estudiantes de Zubeldía qui venait de soulever sa première Libertadores. Les Xeneizes s’imposent 1-0 devant une tribune inférieure fermée pour raison de sécurité. Celle où quelques semaines auparavant abritait ceux qui périrent au Monumental. Depuis 1922, le football argentin a fait 323 victimes parmi ses suiveurs. La tragedia de la Puerta 12 à elle seule représente plus de 20% des victimes en près d’un siècle. Pourtant, près de cinquante ans plus tard, plutôt que de ne jamais cesser d’oublier le plus grand drame de son football, l’Argentine vit dans le déni, faisant presque en sorte de considérer qu’il n’a pas exister. Si une plaque a récemment été installée à quelques mètres de la Puerta 12 devenue Sector L, aucun nom n’est indiqué, aucune victime nommée. Cinquante et un ans plus tard, un groupe de supporters xeneize décide de rendre hommage aux victimes longtemps oubliées en dessinant une immense fresque au croisement de en Palos et Aristóbulo del Valle, l’une des sorties principales de la Bombonera : « un hommage nécessaire. Cinquante-et-un ans après, aujourd’hui et pour toujours, ces soixante-et-onze bosteros qui sont entrés dans l’éternité par la Puera 12 resteront inscrits sur les murs de notre quartier. Plus de silence complice, plus d’oubli ». Diana Von Bernard, la sœur de Guido mentionné dans les lignes précédentes ajoute : « c’est une caresse pour l’âme des soixante-et-onze bosteros qui encouragent désormais depuis le ciel. Je sais qu’à présent, ils ne seront pas oubliés ». Deux ans plus tard, le 23 juin 2021, après des décennies de silence, Boca plaçait une plaque en mémoire aux soixante-et-onze victimes dans le hall central de la Bombonera.
Initialement publié le 23 juin 2013, dernière mise à jour le 23 juin 2023