Spécialiste des barrages, l'Uruguay affronte le Costa Rica pour une place en Coupe du Monde. En ce mois de novembre 2009, quatre ans après le traumatisme du barrage perdu contre l'Australie aux tirs au but, l'Uruguay décide d'innover en faisant jouer son hymne dans un style de murga, avec au chant Freddy El Zurdo Bessio. Massimo Busacca s'en souvient encore.

bandeaubielsa

L'Uruguay a eu un parcours long et compliqué pour arriver en Afrique du Sud. L'équipe menée par Forlán et quelques jeunes pousses a terminé par miracle cinquième du groupe CONMEBOL, en allant notamment arracher une victoire épique en Équateur au mois de septembre. Alors que le peuple n'y croyait plus, alors que Tabárez était sur la sellette, voici l'équipe partie pour un barrage que l'on dit facile contre le Costa Rica. Pourquoi facile ? Parce que l'on préfère désormais les voisins du Nord au barragiste précédent : l'Australie. En effet, en 2005, c'est l'Australie que l'Uruguay avait affronté en barrages et cela s'était très mal passé avec une élimination aux tirs au but. Entraînée par Jorge Fossati, et menée par des joueurs de la trempe de Recoba, Estoyanoff ou Zalayet, la Celeste ne fait pas le voyage en Allemagne, un traumatisme de plus pour ce pays ayant gagné quatre fois les championnats du monde mais n'ayant participé ni à l'édition américaine, ni à la française, ni à l'allemande. Alors, le Costa Rica paraît plus à la portée de l'Uruguay et surtout le match retour se joue à Montevideo, au Centenario, théâtre de tant d'exploits. À San José, le 14 novembre, l'Uruguay l'emporte un à zéro sur un but de Lugano, sur un corner mal renvoyé par les Ticos, d'une reprise de demi-volée fort peu académique, mais qui suffit au bonheur des Uruguayens. Un à zéro à l'extérieur. Confiance.

Préparer la fête

Quelques jours avant le match retour, au Centenario, l'AUF réfléchit à rendre le match spécial, à faire monter un peu plus la pression dans le stade. Ils contactent Jaime Roos, auteur, compositeur, une star en Uruguay, et lui demandent conseil. Ce dernier n'hésite pas : ce sera murga, le style du carnaval uruguayen. N'étant pas un interprète pour ce type de chanson, un hymne, il contacte immédiatement Freddy Zurdo Bessio, chanteur de la murga Agarrate Catalina, avec lequel il a travaillé dans les années quatre-vingt-dix. Freddy accepte par téléphone, raccroche, et se rend compte immédiatement de l'immense pression qui vient de tomber sur ses épaules. Soixante-dix mille personnes, le stade plein, l'attendent. Le dictionnaire Larousse traduit Murga par « troupe de mauvais musiciens ambulants ». C'est ignorer l'importance qu'a ce style de musique en Uruguay, que ce soit au carnaval ou dans la musique uruguayenne en général. Diego Lugano est prévenu que l'hymne sera joué par Bessio, il prévient ses collègues. Le jour du match, Bessio est à deux doigts de ne pas réussir à sortir sur le terrain, écrasé par l'angoisse. Il fait finalement le tour du stade, croise sa femme, sa famille, Jaime Roos, l'Uruguay, et s'installe sur une petite tribune installée en bas de la tribune Olimpica, en bas de la tour des Hommages.

L'hymne costaricain joué, Bessio commence à chanter. Orientales, la Patria, o la tumba. Libertad, o con gloria morir. Bessio chante seul, puis avec bandonéon. Orientales, la Patria, o la tumba. Libertad, o con gloria morir. Les tambours entrent alors dans la danse, à l'unisson du stade, dans cette soirée humide de printemps à Montevideo. C'est le principe de la Murga, un mélange de styles incluant le bandonéon mélancolique aux tambours, à des racines africaines. Es el voto que el alma pronuncia, Y que heroicos sabremos cumplir ! Après la répétition de Sabremos cumplir !, le stade applaudit à tout rompre, tout le monde pense que l'hymne est terminé. Cela fait quatre-vingt-dix secondes que Bessio chante, soit ce que recommande au maximum la FIFA pour la durée des hymnes. L'équipe du Costa Rica se met en rang au côté de l'arbitre Bussaca pour le traditionnel serrage de mains. L'équipe d'Uruguay s'avance aussi, mais ressert immédiatement les rangs : Bessio reprend. Libertad, libertad Orientales! Este grito a la Patria salvo ! Il commence ainsi la deuxième strophe de l'hymne, celle qui n'est jamais jouée. Comme la Marseillaise, l'hymne uruguayen est un chant à plusieurs strophes qui peut donc durer de nombreuses minutes, mais on se contente habituellement de la première. Pas Zurdo Bessio, qui décide de continuer avec la nouvelle strophe et d'aller crescendo. Et contrairement à la Marseillaise, dont la deuxième strophe est peu connue, le stade reprend en chœur. Que a sus bravos en fieras batallas, De entusiasmo sublime inflamo. De este don sacrosanto la gloria Merecimos: tiranos temblad ! Libertad en la lid clamaremos, Y muriendo, tambien libertad ! Le couplet se termine. De nouveau, les Costaricains se mettent en rang, l'arbitre pense qu'enfin, c'est fini. Suárez, qui semblait agacé de cet hymne ayant duré déjà trois minutes, se remue. Bessio repart sur le refrain. Orientales, la Patria, o la tumba. Libertad, o con gloria morir ! Les adversaires du jour s'en vont s'échauffer dans leur partie de terrain, pendant que Lugano et Busacca chuchotent côte à côte. Lugano racontera quelques temps plus tard que l'arbitre le menace de siffler un penalty contre l'Uruguay sur la première situation litigieuse dans la surface si l'hymne ne s'arrêtait pas immédiatement. Lugano lui aurait répondu : « Tu n'es pas en Europe ici, on t'arrachera la tête ». Il faut avouer que Lugano a depuis quelques temps des récits de légendes l'impliquant et prenant parfois leurs distances avec la réalité. Mais, à cet instant au Centenario, c'est le refrain et Lugano ne peut dans tous les cas pas arrêter Bessio. Dans le stade une clameur monte, le public chante autant qu'il houspille les Ticos pour s'être mis à jouer avec une balle pour se réchauffer. Les joueurs uruguayens, eux, restent droits, et chantent une dernière fois. Y que heroicos sabremos cumplir ! Les arbitres s'en retournent vers les officiels. Ils ne peuvent rien faire. Bessio s'arrête, le stade hurle à tout va. Busacca rappelle les Ticos pour qu'ils terminent comme prévu le protocole avec ce fameux serrage de main. L'hymne uruguayen a duré près de quatre minutes trente. L'opération a marché, le stade est en fusion.

L'Uruguay résiste bien pendant le match, pense avoir fait le plus dure en ouvrant le score d'un but du Loco Abreu de la tête (sur un très bon centre d'Andrés Scotti, qui se blesse sur l'action et est remplacé par Victorino). Keylor Navas, jeune gardien de vingt-deux ans et promis à un grand avenir n'y peut rien, fait un pas en avant, mais ne peut sortir sur ce ballon sortant. Dans la foulée, Walter Centeno égalise et fait vivre vingt minutes d'enfer à la Celeste, dont sept de temps additionnel. Mais il était écrit que jusqu'à tard dans cette Coupe du Monde 2010, rien ne pourrait arrêter les Uruguayens. Côté Costa Rica, il faudra attendre cinq ans pour voir les Ticos se venger, en battant l'Uruguay trois buts à un au Brésil. Le seul qui sera définitivement traumatisé par ce match est le Suisse Busacca, qui verra un seul match en Afrique du Sud (Afrique du Sud – Uruguay...), match pour lequel il sera très critiqué et rentrera précocement à la maison.

busacca

 

Initialement publié le 18/11/2019, mis à jour le 18/11/2021

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba