« Y ya lo ve, y ya lo ve, es el equipo de José ». Quelques mots, un chant qui n’a jamais cessé de hanter les mémoires des supporters albicelestes de Racing. L’évocation de l’équipe de Juan José Pizzuti, ce n’est pas seulement rappeler l’histoire glorieuse d’un des cinq grands d’Argentine, c’est aussi se souvenir que l’Europe lui doit le football total.
Septembre 1965, le peuple albiceleste de Racing est au fond du gouffre. Alors que l’ennemi juré Independiente règne en maître sur l’Amérique du Sud (voir L'histoire d'un nom (8) : Independiente et Independiente, el Rey découpé ?), voilà que leur Academia est en train de sombrer corps et âme. Après le nul face à Chacarita, Racing se retrouve avant-dernier du championnat argentin à mi-parcours et est enferré dans une crise aussi bien sportive (deux victoires en dix-huit journées), qu’institutionnelle (les joueurs n’étant plus payés). C’en est trop. L’heure est venue alors d’appeler sur le banc un jeune entraîneur : Juan José Pizzutti.
L'homme qui fit tomber Pelé
Juan José Pizzuti arrive à Banfield alors qu’il n’a que quatorze ans. C’est du côté du Taladro, qu’il fait ses débuts professionnels après avoir brillé en Tercera aux côtés d’Eliseo Victor Mouriño, futur grand capitaine chez les A. Organisateur né, Tito Pizzuti a beau arborer le numéro huit, il est un buteur redoutable, danger permanent au point de devenir un vrai goleador (meilleur buteur du championnat en 1949). Après avoir été révélé à Banfield, il rejoint River où il fait partie d’une attaque de feu aux côtés de Santiago Vernazza, Walter Gómez, Félix Loustau et Ángel Labruna. Malheureusement, sa seule saison à Nuñez n'est pas récompensée d’un titre, River échoue à un point de Banfield et de Racing, là où s’écrit la suite de la carrière de Pizzuti. En 1952, il rejoint les rangs de La Academia avec qui il décroche deux titres de champion et y devient une idole en dix années passées au club. En 1959, il inscrit trois buts en sélection lors du Campeonato Sudamericano, dont un face au Brésil de Pelé qui permet à l’Argentine d’être sacrée, privant ainsi le Roi brésilien de sa seule chance de remporter l’épreuve. Après deux passages à Boca, dont un dernier lors du titre de 1962, Juan José Pizutti termine ses quinze années de carrière sur un bilan de cent-quatre-vingt-deux buts en trois-cent-quarante-neuf matchs et est aujourd’hui encore dans le top 20 des meilleurs buteurs de l’histoire de la Primera División argentine (16e pour être précis). Sa carrière de joueur accomplie, Tito devient alors entraîneur.
Changement de mentalité, culte de la discipline
Lorsqu’il s’assoit sur le banc, celui qui deviendra José, n’est encore qu’un jeune entraîneur qui débute. Après une pige sans réel succès à Chacarita pour ses débuts en tant que technicien, l’ancien joueur de la maison albiceleste est appelé par les dirigeants. Quelques mois plus tôt, alors coach de Chacarita, Pizzuti avait été confronté au mal qui rongeait Racing lorsque ses adversaires d’alors étaient venus lui expliquer qu’ils ne disputeraient pas le match amical prévu face à son équipe car ils attendaient encore leurs salaires. Aussi, lorsqu’il est appelé par La Academia, il n’hésite pas à venir à son chevet avec pour seule demande : que les joueurs soient enfin payés.
À son arrivée, il commence par changer les mentalités et surtout introduire une discipline de fer, au-delà même du totalitarisme. Les exemples pleuvent. Au médecin du club venu s’occuper d’un joueur blessé sur la pelouse, José crie « donne lui un coup de poing dans les reins et qu’il court encore. Je n’aime pas les joueurs qui ont besoin de câlins », allant jusqu’à engager des détectives pour surveiller les faits et gestes de ses propres joueurs. Plusieurs années plus tard, Roberto Perfumo déclare à son sujet « Il ne nous saluait pas, nous criait dessus. À côté de Pizzuti, Passarella, c’est Mère Teresa ! » Ces méthodes extrêmes ramènent de l’ordre dans un vestiaire où le chaos régnait. Mais plus que cela, Pizzuti remanie profondément le groupe, jusqu’à replacer les joueurs.
Pour redynamiser son Racing, José s’appuie sur une jeune génération prometteuse. Roberto Perfumo et Alfio Basile, les « vieux » de vingt-deux et vingt-trois ans, Juan Carlos « el Chango » Cárdenas et Rubén Díaz, les gamins de vingt ans, prennent davantage de temps de jeu. L’année 1965 sert à ramener le club dans la bonne direction, changer l’état d’esprit. Vainqueur de River pour sa première, Pizzuti tombe à San Lorenzo avant d’enchaîner une incroyable série d’invincibilité jusqu’à la fin du championnat. De l’avant-dernière place du 12 septembre, le club passe à la cinquième place, son classement définitif trois mois plus tard. La révolution peut alors être mise en place.
1966 – 1967 : le football total écrase l'Argentine et envahit le monde
Le premier coup de Tito Pizzuti est de ramener au club une ancienne star : Humberto Maschio. Bocha et ses douze buts en autant de matchs avec la sélection argentine revient au pays après près de dix années passées en Italie (Bologne, Atalanta, Inter et Fiorentina). Âgé de trente-trois ans, il prend place au sein d’un effectif dans lequel plusieurs joueurs se voient réattribuer leurs postes. Coco Basile, milieu offensif, est repositionné latéral, Rubén Díaz, 6 avec la Tercera, se retrouve dans un couloir et Perfumo devient le chef de la défense, seul dans l’axe, Tito lui promettant alors qu’à ce poste, il deviendra international (deux mois plus tard, Perfumo était appelé en sélection, il devient ensuite El Mariscal). De par la polyvalence des joueurs placés à des postes auxquels ils n’ont pas été formés, Pizzuti installe un nouveau style de jeu ultra-offensif. Basé sur le mouvement, sans aucune position figée pour les joueurs qui se devaient d’attaquer au minimum à trois, le Racing de Pizzuti préfigure le football total des Pays-Bas de Cruijff. La révolution passe par les victoires, celles-ci s’enchaînent.
Entre 1965 et 1966, Racing reste invaincu pendant trente-neuf journées consécutives, record qui tient jusqu’à la toute fin du siècle (battu par Boca) et écrase l’Argentine, décrochant le titre de champion devant River, terminant meilleure attaque du championnat. Ce titre donne droit à La Academia de disputer la Libertadores 1967. Le premier signe du destin arrive le 26 mars 1967. À l’occasion du match disputé à Medellín, que la Academia remporte 2-0, l’avion est à deux doigts de s’écraser à l’aéroport, là où près de trente-deux ans jour pour jour auparavant, Carlos Gardel, l’un de ses plus célèbres hinchas avait trouvé la mort. Alors que la Libertadores de cette époque n’est qu’une succession de guerre, « le match durait trois minutes, ensuite ce n’était que combat, coups et protestations » dit Perfumo, le miracle de Medellín fait dire aux joueurs que rien ne peut leur arriver. Et rien ne leur arrive. Sur sa route,Racing sort River, Santa Fe, Medellín, Bolívar et 31 de Octubre, seul club à le faire chuter lors de la première phase, inscrivant vingt-neuf buts en dix matchs (pour n’en encaisser que sept). Au deuxième tour, La Academia doit passer par un match d’appui pour se défaite de l’Universitario du duo Chumpitaz – Challe, mais décroche finalement sa place en finale face au Nacional et soulève sa première Libertadores au terme d’un nouveau match d’appui disputé à Santiago le 29 août 1967.
Ayant séduit l’Amérique du Sud, l’heure est alors venue d’aller conquérir le monde. Pour la finale de la Coupe Intercontinental 1967, l’adversaire proposé à Racing est le Celtic et ses Lisbon Lions. Entraîné par Jock Stein, le premier entraîneur protestant à diriger le club catholique de la ville, le Celtic entre dans l’histoire en remportant la finale de la Coupe des Clubs Champions face à l’Inter d’Herrera et devenant le premier britannique à inscrire son nom au palmarès. Malheureusement, si la Libertadores d’alors était une guerre, l’Intercontinentale des années soixante/soixante-dix était au-delà de tout. Le football n’étant jamais la préoccupation des équipes impliquées, le choc entre Racing et Celtic n'est qu’une série de trois batailles, trois parodies de football qui se concluent le 4 novembre au Centenario de Montevideo lors d’un match d’appui terminé par quatre exclusions côté Celtic (trois effectives, Bertie Auld refusant de quitter le terrain et étant maintenu par Rodolfo Pérez, l’incompétent arbitre paraguayen de la rencontre) et deux côté Racing. Il faut uniquement retenir que ce samedi de novembre, une frappe monumentale d’el Chango Cárdenas vient illuminer une farce de quatre-vingt-dix minutes et envoyer 25 000 argentins qui avaient traversé le Río de La Plata au paradis. Ce 4 novembre, Racing devient le premier club argentin à décrocher le titre de champion du Monde.
L’année suivante, Estudiantes imite le club d’Avellaneda face au Manchester United de Bobby Charlton et George Best. Mais la légende du Racing de José est écrite. Pizzuti reste quatre ans et quatre mois à la tête du club, record pour un entraîneur, ne remportant aucun autre trophée. Ne restent que les records comme celui de trente-neuf matchs sans défaite qu’aucun autre technicien n’a encore égalé, ou celui du plus grand nombre de points décroché lors d’un championnat argentin. Et le souvenir d’un chant « Y ya lo ve, y ya lo ve, es el equipo de José », celui de l’équipe qui jouait dans un stade dont on n’avait alors pas le droit de prononcer le nom (la dictature interdisant l’utilisation de toute référence à Perón, le nom complet du Cilindro étant Estadio Presidente Perón), celle de l'équipe qui fût à l’origine d’une révolution en pleine dictature : celle des premiers pas du football total en Argentine.