Luis Cubilla nous a quitté le 3 mars 2013 à Asunción, ville qui l’avait adopté grâce aux titres apportés au Paraguay. Des titres, le Negro Cubilla en a remportés en cascade, de la première Coupe des Champions d’Amérique de 1960 gagnée contre Olimpia, à la Copa Libertadores de 1990 gagnée en tant qu’entraîneur d’Olimpia. Entre temps, une litanie de voyages, d’histoires, de buts et de légendes. Retour sur la carrière de l’un des plus grands attaquants sud-américains de l’histoire.

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Épisode 2 : Après Peñarol, Nacional

À la fin des années soixante, un club uruguayen cherche à construire une équipe de stars pour tenter de gagner à tout prix cette Libertadores qui a déjà souris par trois fois à l’adversaire de toujours, Peñarol. Nacional a en effet un besoin vital de rattraper un peu de son retard et cherche désespérément un ailier droit, au point de tenter un Garrincha en surpoids pendant l’hiver 1968. Nacional recrute Juan Carlos Mamelli, Manga (gardien titulaire pour le Brésil lors de la Coupe du Monde 1966), et un excellent ailier droit, une vielle connaissance du championnat uruguayen : Luis Cubilla. Peñarol cherche pourtant à le réintégrer également, mais Nacional envoie l’offre la plus intéressante financièrement. Cubilla, supporter depuis toujours de l’ennemi, déclare « je sais que je ne suis pas des vôtres, mais je jouerai comme si je l’étais ». Peñarol et Nacional se retrouvent comme d’habitude dans le même groupe de Libertadores dans ce système où les deux qualifiés de chaque pays s’affrontent dans un groupe de quatre avec deux autres équipes d’un autre pays. Les deux grands font matchs nuls entre eux (avec notamment le premier but en clásico de Cubilla) et obtiennent de bons résultats contre les deux équipes équatoriennes. Lors de la phase suivante, Nacional élimine le Deportivo Cali ainsi que le Santiago Wanderers, alors que Peñarol élimine Olimpia, pour que les deux se retrouvent en demi-finale. Emmené par Zezé Moreira, Nacional s’impose 2-0 à l’aller, perd le retour 1-0, et fait match nul lors du match d’appui 0-0 après cent vingt minutes de jeu. La différence de buts s’applique alors et Nacional est qualifié pour la finale, la troisième de son histoire après celles de 1964 et de 1967 respectivement perdues face à Independiente et Racing. Cette fois, l’adversaire se nomme contre Estudiantes elle est la quatrième de Cubilla, mais est perdue sans coup férir, double défaite 0-1 au Centenario et 2-0 à La Plata.

nacionalDans la foulée de la défaite, Nacional fait venir un attaquant de pointe bien connu de Cubilla, Luis Artime. Cubilla déclare qu’il marquera cinquante buts par saison au moins et vient l’accueillir au siège du club. Nacional est champion d’Uruguay, invaincu, le cinquième titre de champion déjà pour Cubilla. Le Bolso est sacré contre Peñarol et Cubilla ne fait pas le tour du terrain à la fin du match. Il déclare à son président « j’ai compris que faire le tour d’honneur aurait été une offense pour les supporters de Peñarol qui m’avaient salué avec une ovation énorme lors de mon départ en Espagne. J’ai la certitude la plus absolue que jamais je ne ferai de tour d’honneur contre Nacional, si un jour je suis dans une autre équipe, par respect et considération ». 1970 est pour Cubilla le retour dans une équipe qu’il n’a plus connue depuis 1962 : la glorieuse Celeste. Il joue cela dit d’abord avec Nacional qui remporte la Coupe Montevideo avec notamment un 6-1 contre River Plate, l’ex-club de Cubilla, qui en profite pour marquer deux buts. Nacional se qualifie ensuite facilement en Libertadores avec deux nuls contre Peñarol mais quatre victoires contre les équipes vénézuéliennes du groupe. Malheureusement, Nacional s’incline contre la Universidad de Chile au tour suivant, sans Cubilla ni huit autres internationaux qui effectuent déjà la préparation pour la Coupe du Monde 1970 (les Chiliens n’avaient comme à leur habitude pas ce problème).

Le scandale de 1970

Vient donc ensuite la Coupe du Monde au Mexique pour laquelle l’équipe de Nacional est la base de la sélection, même si l’autre star en attaque est Pedro Rocha, l’attaquant de Peñarol. La revue 100 Años de fútbol déclare qu’il faut « chercher Cubilla, parce que Cubilla est le football ». C’est une sorte de retour pour Cubilla qui a loupé les Sudamericanos 1963 et 1967 (ce dernier gagné par l’Uruguay) car il jouait alors à l’étranger et que la sélection ne prenait alors pas d’expatrié. Il ne connaîtra jamais la gloire continentale, le tournoi étant ensuite suspendu jusqu’en 1975. Au Mexique, Rocha se blesse après quelques minutes lors du premier match contre Israël et Cubilla porte l’attaque à lui tout seul, dans une équipe devenue une forteresse défensive. Après une victoire 2-0 contre Israël et un match nul sans but contre l’Italie, l’Uruguay est déjà qualifié pour le tour suivant. La Celeste y retrouve les Soviétiques, contre lesquels elle avait perdu huit ans plus tôt au Chili. Dans la chaleur mexicaine, le match est tendu, fermé, jusqu’à la fin de la prolongation. Cubilla profite de la fatigue des rouges pour dribbler au fond du terrain comme un diable le long de la ligne, le ballon flirtant avec la sortie du terrain, puis de passer en retrait à Espárrago qui offre la qualification à l’Uruguay. Les Soviétiques sont furieux, pensant que le ballon est sorti lors du dribble le long de la ligne. Quelques années plus tard, l’homme de droite qu’est Cubilla déclare à Estrellas Deportivas : « Ce fut ma plus grande joie, parce que mon rêve a toujours été de battre les Russes ». En demi-finale, l’Uruguay joue le Brésil dans des circonstances funestes (une histoire racontée ici) : le match devait se jouer à México, mais les Brésiliens manigancent et le match est déplacé à Guadalajara, ville hôte de la Seleção. Alors que les entraîneurs avaient préparé leur équipe à l’altitude, ils se retrouvent à devoir planifier à un long voyage trois jours avant le match puis à devoir faire face à une chaleur étouffante. La préparation s’effondre. Pourtant, l’Uruguay résiste magnifiquement en première période avec même l’ouverture du score par Cubilla trompant un Félix coupable. Mais les Brésiliens sont plus frais et en passent trois à des Uruguayens. Luis Cubilla a malgré tout réussi sa Coupe du Monde, avec un but et une passe décisive. Didi déclare qu’il est un joueur qui détruit tous les systèmes et qui fait s’effondrer toute stratégie, un joueur endiablé qui domine le match et l’adversaire.

Encore champion du monde

Nacional est de nouveau champion en fin d’année avec un total de vingt buts pour Cubilla toutes compétitions confondues. En 1971, le système en Libertadores change avec une seule équipe qualifiée par groupe de quatre, avec cette année-là les deux grands uruguayens mais aussi les deux qualifiés boliviens. La qualification se joue entre Peñarol et Nacional et s’est bien Nacional qui s’impose 2-0 au retour pour se qualifier pour la deuxième phase. Ils y jouent Universitario et Palmeiras et en sortent invaincus, avec notamment deux victoires contre les Brésiliens à l’aller et au retour ! Mais dans cette équipe avec laquelle Cubilla s’apprête à jouer sa cinquième finale de Libertadores, le monstre n’est pas toujours titulaire, souvent limite physiquement. Son entraîneur Etchamendy, qui déclarait que le monde manquait de deux choses, « de démocratie et d’ailiers gauches », préfère le faire alterner et le ménager. Il est bien aligné sur son aile le 9 juin pour la troisième finale contre Estudiantes, jour du football sud-américain depuis la victoire de l’Uruguay en 1924. Nacional a perdu à l’aller 1-0 (sans Cubilla), avant de s’imposer au retour sur le même score (avec Cubilla). Un troisième match est donc organisé au Stade Nacional de Lima. Espárrago ouvre la marque avant que sur une grande action de Cubilla côté gauche, le Negro centre pour Artime qui marque de la tête. Nacional remporte enfin la tant espérée Copa Libertadores, la première de son histoire. La troisième pour Cubilla en déjà cinq finales disputées (sur douze éditions).

Quelques mois plus tard, et après un nouveau titre de champion d’Uruguay (saison durant laquelle les joueurs avec Cubilla à leur tête se mettent en grève pour que les salaires soient payés), Nacional se présente en Grèce le 15 décembre pour jouer le Panathinaïkós entraîné par Ferenc Puskás, que Cubilla avait joué en tant que joueur lors de la finale 1960. Le Pana vient en tant que vice-champion d’Europe, l’Ajax s’étant désisté. Nacional obtient le nul en déplacement avant de battre les Grecs au Centenario grâce à nouveau but d’Artime sur un centre de Cubilla et de remporter son premier titre mondial. Cubilla remporte le trophée pour la deuxième fois, dix ans plus tard. L’équipe s’en va fêter le titre dans le restaurant à viandes que Cubilla vient d’ouvrir en centre-ville. Espárrago se souvient : « On était conscients d’avoir trois des meilleurs joueurs d’attaque au niveau mondial : Cubilla, Artime et Morales. C’est comme si aujourd’hui nous parlions de Suárez, Messi et Neymar ».

Fin de carrière et dernier fait de gloire

L’année suivante commence comme toujours par la Libertadores, Nacional étant qualifié d’office en deuxième phase de groupes. Entraîné par Roberto Scarone, Universitario fesse Nacional à l’aller 3-0 et profite de cette victoire avec une bonne différence de but pour remporter le groupe malgré un nombre de point égal pour les trois participants. Nacional est de nouveau champion en 1972, le quatrième titre de rang et déjà le huitième pour Cubilla. Le club réussit également une série de seize clásicos sans défaite, le dernier ayant lieu le 31 janvier 1974, pour la Coupe de l’Atlantique. En Uruguay, on se prépare désormais surtout pour la Coupe du Monde 1974 en Allemagne, pour laquelle l’Uruguay pense pouvoir prendre sa revanche de 1970, avec une attaque de feu composée du jeune Fernando Morena (qui deviendra la seul joueur à être trois fois meilleur buteur d’une Libertadores), du grand Pedro Rocha (seul étranger à avoir été couronné meilleur buteur du championnat brésilien sur une saison), et donc du triple champion de la Libertadores, désormais joueur expérimenté pour sa troisième Coupe du Monde, Luis Cubilla. Mais « le monstre » ne fait plus peur, surtout pas aux Néerlandais qui ne le connaissent pas. L’Uruguay ne marque qu’un but lors de la compétition et Rocha, comme Cubilla, est moqué par la presse allemande comme étant un « pépé » uruguayen. Sans doute pour la première fois dans une compétition mondiale, l’Uruguay est humilié. Du haut de ses trente-quatre ans, Cubilla n’y est plus. Il part quelques mois plus tard au Chili, au Santiago Morning, n’y reste qu’une année, avant de revenir en Uruguay jouer pour son sixième et dernier club, le Defensor.

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Tout le monde pense pourtant qu’il est un joueur du passé. L’entraîneur De León le veut comme pièce expérimentée dans son effectif, mais quand le président Franzini rencontre le joueur pour la première fois, ce dernier demande un salaire irréaliste pour un club comme le Defensor. Ils se mettent finalement d’accord sur un salaire divisé entre un tiers fixe, un tiers en fonction du nombre de matchs joués, un tiers si l’équipe termine dans les trois premiers. Cubilla répond : « mais peut m’importe la troisième place, je viens pour être champion ! ». Il arrive pour jouer le championnat qui se joue désormais en début d’année civile, mais est hors de forme, en surpoids. Lors de la préparation, ses coéquipiers lui prennent des tours d’avance lors des footings mais Cubilla répond : « Tranquille les garçons, je n’ai pas besoin de courir autant, mon truc à moi est le football scientifique ».

Il participe activement à l’exploit : le premier titre national d’une équipe qui ne soit pas Peñarol ou Nacional dans l’ère professionnelle. Lors du dernier match contre Rentistas, Luis Cubilla marque le deuxième but qui offre le titre aux Violets, un titre fêté comme un pied de nez à la dictature, l’équipe et son entraîneur étant plus « marqué » à gauche (l’histoire de ce titre de 1976 vous est racontée ici). De gauche, ce n’est pourtant pas du tout le cas de Cubilla, connu pour être un fervent « pachequiste » du nom d’un homme politique uruguayen très à droite du parti Colorado. Mais il débat dans les vestiaires avec les autres joueurs et l’entraîneur, toujours de façon courtoise et civilisée. Sur le dernier match, Cubilla le décrit ainsi « les médecins m’avaient pourtant dit de ne pas jouer ce match parce que la douleur était tellement aigue que je ne pouvais presque pas faire de mouvement. Mais je ne pouvais pas le manquer. Et aujourd’hui… c’est le moment où je crois enfin avoir reçu mon diplôme de joueur de football. C’est si grand et difficile l’art de bien jouer que, pour la première fois, je me sens un joueur accompli après avoir été champion dans trois clubs différents. Dans ce pays cela peut paraître beaucoup, mais pour moi c’est seulement réussir pour ceux qui ont cru en moi, qui ont cru que je n’étais pas fini ». Dans ses mémoires, Franzini se souvient que Cubilla lui aurait dit : « Président, vous ne savez pas ce que ça me coûte de garder ce ventre à l’intérieur ? ».

Ce titre est le dernier exploit, le dernier en tant que joueur d’un homme au palmarès impressionnant, un homme génial, imprévisible, parfois capricieux, mais toujours différent, comme le décrivent Luis Prats et Silvia Pérez dans le livre 1971, Nacional Campeón del Mundo. Neuf fois champion d’Uruguay (sur onze éditions auxquels il a participé), trois fois vainqueur de la Libertadores sur cinq finales, participant à trois Coupes du Monde, malgré une absence de six ans au cœur de sa carrière quand il était en Espagne ou en Argentine. Il reste dans le cœur des supporters de Peñarol et de Nacional ayant été décisif dans la première conquête du tournoi continental pour les deux clubs. Alors même que la phase aller du championnat avec Defensor n’est pas finie, Cubilla se met déjà d’accord avec les dirigeants de Nacional pour reprendre les commandes de l’équipe dès la fin de la saison. Le titre en poche, Cubilla est nommé entraîneur de Nacional. Une autre carrière s’apprête à débuter.

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba