Nous sommes le 22 octobre 1969 à La Bombonera de Buenos Aires. Estudiantes s’apprête à recevoir l’AC Milan en finale retour de la dixième édition de la Coupe Intercontinental. Ce qui devait être une fête se transformera en l’un des matchs les plus scandaleux de l’histoire.

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Retour en arrière. Pour se qualifier, les deux clubs ont facilement remporté leur finale continentale respective. Les Italiens ont battu l’Ajax 4 à 1 et ont célébré leur deuxième Coupe des clubs champions européens, tandis que du côté d’Estudiantes, les Argentins ont tranquillement disposé de Nacional de Montevideo 3 à 0 au score cumulé (1-0, 2-0) en finale de la Copa Libertadores. Ils cherchent à remporter leur deuxième championnat du monde consécutif après avoir battu Manchester United l’année précédente sur l’ensemble des deux matchs, avec notamment un match nul décroché à Old Trafford grâce à un but de Juan Ramón Verón. Du côté de Milan, on cherche à gagner un premier titre mondial après l’échec en 1963 face au Santos de Pelé et surtout pour faire oublier les deux victoires de son voisin et rival, l’Inter, contre Independiente en 1964 et 1965.

Malgré des différences notables, les deux équipes sont toutes deux exceptionnelles à leur manière. L’AC Milan est dirigé par Nereo Rocco et est réputé pour sa capacité à adopter sa tactique à ses adversaires mais aussi à ses performances défensives grâce à des joueurs talentueux tels que Karl-Heinz Schnellinger, Saul Malatrasi et Roberto Rosato mais s’appuie également sur de solides capacités offensives avec Gianni Rivera, Angelo Sormani, Pierino Prati et le franco-argentin Nestor Combin. Sous la direction de Nereo Rocco, l’AC Milan a décroché deux Coupes des clubs champions européens (1963 face au Benfica d’Eusebio et 1969 face à l’Ajax de Cruijff), une Coupe des vainqueurs de coupe européens (1968) et deux championnats (1962 et 1968). L’équipe argentine, quant à elle, a adopté une approche plus intimidante sous la direction d’Osvaldo Zubeldía (dont l’histoire est à lire dans le LOmag n°14). L’idée de base est de déstabiliser l’adversaire. Les joueurs sont incités à se montrer violents et fourbes sur le terrain – Zubeldía faisait intervenir des arbitres pour apprendre à ses joueurs comment jouer avec les limites des règlements – pour remporter les matchs. Cependant, ces Pinchas sont aussi capables de jouer un bon football, s’appuyant sur un équilibre rare (Zubeldía crée la fonction de milieu défensif et de carrilero, aujourd’hui appelé piston) et une forte complémentarité entre les joueurs. Le tout en s’appuyant sur d’excellents joueurs tels que Ra­món Agui­rre Suá­rez, défenseur moderne capable de briser des lignes par ses sorties, Raúl Ma­de­ro, capable de se muer en organisateur, Carlos Bilardo, le cerveau de cette équipe et surtout La Bru­ja Ve­rón, seul joueur qui échappe à toute consigne tactique collective afin d’exprimer son talent offensif. Reste que cet Estudiantes reste dans l’histoire pour sa capacité à détruire. Une stratégie largement favorisée par un arbitrage favorable et une absence de couverture télévisée et qui a permis à l’équipe de rapidement décrocher plusieurs titres. En plus du championnat national de 1967, el Pincha a remporté la Copa Libertadores de 1968 face au Palmeiras d’Ademir da Guia et donc 1969 face au Nacional de Luis Cubilla. Champion également en 1970 face au Peñarol d’Elías Figueroa, Estudiantes devient cette année-là le premier club à réussir le triplé consécutif en Libertadores, performance que même le Santos de Pelé n’a pas réalisée et reste invaincu dans l’épreuve jusqu’en 1971 – première année sans Zubeldía à sa tête.

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Pas de miracle en enfer

Lors du match aller, Estudiantes a tenté de mettre en place sa fameuse ligne de hors-jeu, stratégie que Zubeldía a adoptée après avoir assisté à un amical opposant Boca Juniors et Norrköping. C’est un échec : Rivera a pourtant bien été surveillé par Togneri, mais Milan s’impose 3-0 grâce à une solide performance collective et à des buts de Sormani (doublé) et Combín. Autant dire qu’à l’heure du match retour, Estudiantes doit réaliser un véritable exploit : gagner par au moins trois buts d’écart pour décrocher un match d’appui ou quatre minimum pour être champion.

Comme en 1968, la partie est disputée à domicile à La Bombonera pour bénéficier de la pression du public. Une pression qui se transforme rapidement en climat de guerre. Quelques jours avant le match, la presse argentine s’intéresse à Nestor Combin, cet Argentin naturalisé français qui a évité le service militaire et est donc considéré comme un « traître à la patrie ». Le climat est également rendu hostile par le contexte de la dictature militaire mais aussi « l’héritage » du Mondial 66 resté célèbre pour fameux pour sa chasse aux sorcières des sélections sud-américaines (lire 23 juillet 1966 : le vol pour la couronne, quand Europe et AmSud se divisent). Rien n’a été oublié, l’Intercontinentale de 1967 en fut déjà l’illustration (lire Quand Racing fait triompher le football total). Conséquence, joueurs et supporters argentins sont prêts pour en découdre, l’heure est à la vengeance. Dans le tunnel d’accès, les joueurs de Milan peuvent sentir la fureur adverse, les regards avides. Des crachats, du café et toute sorte d’objets sont lancés par les supporters contre les Rossoneri, provoquant des brûlures chez certains d’entre eux. Sur le terrain, le gardien Poletti relance le ballon avec force en direction les Italiens qui ne font que s’échauffer. C’est un « bienvenue en enfer » d’Estudiantes à Milan.

Il est 21 heures, l’arbitre vérifie les chaussures des joueurs et siffle le début du match. L’AC Milan se positionne solidement en défense tandis qu’Estudiantes essaie d’attaquer et de marquer dès les premières minutes. Les Italiens essaient de trouver un équilibre psychologique face à la pression, mais cela s’avère difficile. Les Argentins apparaissent assoiffés de violence plutôt que du ballon et les disputes aériennes sont fréquentes, provoquant des coups bas sur les joueurs de Milan. Même sans le ballon, surtout sans le ballon. Les Rossoneri sont attaqués physiquement. Phénomène exacerbé, car Estudiantes n’arrive pas à marquer. Vingt minutes de « jeu » ce sont écoulées, Aguirre Suárez frappe Prati qui tombe au sol et perd connaissance. Comme si cela ne suffisait pas, Poletti agresse Prati au sol avec un coup de pied dans le dos. Prati subit une commotion cérébrale, mais reste sur le terrain encore quelques minutes, totalement confus. L’arbitre est visiblement effrayé, il ne fait rien pour empêcher de telles actions. Cependant, quelques minutes plus tard, la sanction tombe. Première erreur défensive de la partie, Manera rate sa passe en direction de Madero et Combin intercepte. Le Rossonero joue rapidement vers Rivera. Estudiantes tente le piège du hors-jeu, mais cela tourne mal et laisse le milanista seul. Il court vers la surface, dribble Poletti avec classe et entre pratiquement avec le ballon dans les cages : 1-0 pour l’AC Milan. Le gardien de but Polleti est furieux, il ramasse le ballon et envoie une frappe violente dans le dos de Prati. Il crie aux Italiens de sortir alors que ces derniers célèbrent le but à l’intérieur de sa surface de réparation. L’atmosphère devient encore plus lourde alors que Combin, le « déserteur », reçoit des coups de pied et des coups de poing. À la 38e minute, Prati ne peut plus supporter les coups et doit être remplacé par Rognoni. À la 43e minute, Conigliaro égalise d’une tête. Milan perd rapidement le ballon sur l’engagement, Estudiantes joue à gauche jusqu’à ce qu’un centre dans la boîte est détourné par la défense de Milan. Corner. La Bombonera est en délire. Aguirre Suárez à la réception du centre marque un but magnifique : 2-1. Retournement de situation en moins de deux minutes ! Comme quoi les Pincharratas savent jouer au ballon quand ils le veulent. Après le coup de sifflet de l’arbitre, les joueurs regagnent les vestiaires et l’on peut espérer une grande deuxième mi-temps.

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Au retour des vestiaires, les Argentins ne réussissent pas à menacer le gardien de but Fabio Cudicini (père de Carlo). Il faut attendre la dixième minute pour assister au premier tir du second acte depuis l’extérieur de la surface de réparation. Estudiantes, avec sa ligne défensive positionnée presque au milieu du terrain, ne permet pas à Milan d’attaquer, même si les Italiens ne se pressent pas, défendent bien et veulent manifestement gagner du temps. En réalisant que marquer un but serait difficile, Estudiantes commence à recourir à la force brute. Aguirre Suá­rez et Manera sont les plus incontrôlables. Le premier met un point d’honneur à viser Sormani et Combin, qui reçoit un coup de coude et un coup de genou du défenseur, brisant son nez. combinSon maillot est ensanglanté. Le pire reste alors l’inaction de l’arbitre, qui attend la 70e minute et une nouvelle agression de Suá­rez (sur Rivera cette fois) après une faute sur Echecopar, pour l’exclure. Le joueur sort en saluant des hinchas qui l’applaudissent en retour. Nestor Combin raconte plus tard dans la revue Domenica del Corriere : « En première mi-temps, ils n’ont réussi à me donner que deux coups de pied et un coup dans le dos. En deuxième mi-temps, alors que le ballon était loin, Aguirre m’a insulté. Je me suis retournée, il m’a poussée et m’a fait perdre l’équilibre. Comme je tombais, il m’a donné un coup de genou. J’ai failli m’évanouir. Je saignais toujours. Je parlais aux autres sans comprendre ce que je disais. Pour moi, je n’ai pas peur de le dire, les joueurs d’Estudiantes se droguaient. Il ne s’agissait pas de football ni de violence. C’était de la délinquance ». Même avec un joueur en moins, Estudiantes poursuit sa chasse à l’homme. Les joueurs ne cherchent pas à jouer. Ils veulent du sang. Milan, avec une défense solide, résiste et réclame la fin du match. Cudicini et ses coéquipiers repoussent les ballons le plus loin possible de la surface pour éviter au maximum les contacts physiques. Le temps passe, sans but ni football. À la 85e minute, Rivera se dirige droit vers le but alors que le jeu est arrêté. Furieux, Manera frappe l’Italien qui tombe au sol. Après de nombreuses protestations, l’arbitre finit par expulser l’Argentin. Milan ne prend plus de risques dans les dernières minutes, mais continue de subir la violence de l’adversaire. Lors des dernières minutes, le gardien argentin se tient au milieu du terrain, comme un libéro, pendant que toute l’équipe italienne se trouve dans la moitié adverse du terrain. Au coup de sifflet final de l’arbitre, Milan est couronné champion. La célébration de l’équipe et de l’entraîneur est émouvante, mais de courte durée. Daniel Romero, seul joueur lucide de l’équipe d’Estudiantes, félicite Lodetti pour la victoire, mais le fair-play est interrompu par Alberto José Poletti qui agresse l’Italien. Même l’entraîneur argentin Zubeldía court pour tenter de raisonner son gardien. L’agitation envahit le terrain, avec les photographes, les officiels et les spectateurs. Il n’y a ni cérémonie ni médailles. La police doit contenir les Argentins qui empêchent Milan de célébrer son premier titre mondial.

Ce match laisse des traces. La Gazzetta dello Sport titre « 90 minutes de chasse à l’homme » et El Gráfico d’Argentine parle de « La page la plus noire du football argentin » et écrit : « Non, Estudiantes... ce n’était pas de la virilité, ce n’était pas du tempérament, ce n’était pas du courage... c’était une apologie de la brutalité et de la folie... cela nous a fait honte à tous et devrait faire honte aux responsables. Si nous voulons vraiment sauver quelque chose pour continuer à croire en l’avenir, commençons par répudier cet épisode malheureux. […] Ce qu’Estudiantes nous a offert, de l’intention initiale jusqu'au coup de sifflet final, a été la page la plus sombre de notre football. Parce qu’il a eu et aura des répercussions internationales. paginaParce qu’il nous enveloppe tous de la même honte... Depuis la nuit du 22 octobre 1969, l’image du football argentin à l’étranger sera le visage tuméfié de Nestor Combin, son maillot blanc taché de sang, ce brancard sur lequel ils l’emmènent au vestiaire, tandis que son agresseur quitte le terrain en levant le bras en guise de salut de gladiateur qui a mis en pièces son ennemi au combat ». La honte ne s’arrête pas au simple rectangle vert. Battu durant tout le match, Nestor Combin est arrêté par la police locale. Il est menotté et emmené au poste pour avoir esquivé son service militaire (alors que citoyen français). Il passe la nuit en prison avant d’être libéré le lendemain après que des pressions internationales ont été exercées sur les autorités argentines.

Face à la honte et en raison de l’indignation internationale, le gouvernement militaire de Juan Carlos Ongania prétend alors faire un exemple et prononce des sanctions, indiquant dans un communiqué publié le lendemain être « gravement préoccupé par le spectacle lamentable […] en contradiction fondamentale avec les plus élémentaires règles de l'éthique sportive », condamnant des joueurs qui ont porté « un grave préjudice au prestige du sport argentin dans le monde par une conduite qui a provoqué la réprobation de tous les citoyens » : Ra­món Agui­rre Suá­rez, Eduardo Luján Manera et Alberto José Poletti sont condamné à trente jours de prison, Suá­rez est suspendu trente matchs, Manera, vingt quand Poletti reçoit une interdiction à vie de jouer au football, qu’il ne purgera jamais. Ra­món Agui­rre Suá­rez et Eduardo Luján Manera quittent le club deux ans plus tard. Le premier s’envole pour l’Espagne quand le second vit une dernière saison de footballeur en France, à Avignon. Poletti n’est donc jamais suspendu à vie. On le retrouve à Huracán en 1971 où il garde les cages jusqu’à l’arrivée de Menotti à la tête du Globo et file effectuer une dernière pige en Grèce, à l’Olympiakos avant de raccrocher pour raisons de santé. Ce match est un tournant mettant à mal l’existence même de l’Intercontinentale : les champions européens commencent à la boycotter dans les années soixante-dix, pour fuir cette violence (ils ne participent qu’à trois des dix compétitions de la décennie, les sept autres étant disputées par les vice-champions d’Europe), deux épreuves sont annulées). Il faudra l’intervention d’un sponsor japonais pour la sauver.

Vincent Dupont
Vincent Dupont
Éperdument amoureux d'une région où fútbol est synonyme de religion, sur les rives du Rio de la Plata j'assouvis ma passion.