Julio Osaba est professeur d'histoire, exerçant actuellement à l'Université Catholique de Montevideo. Investigateur au sein du Département d'Investigations de la Bibliothèque Nationale de Montevideo, responsable du projet « A romper la red » (Briser le réseau), il nous livre son impression sur le football uruguayen, le rôle de ce sport sur la culture et la société en Uruguay.

Julio, peux-tu nous présenter le projet « A romper la red » (Briser le réseau) dont tu es le principal protagoniste ?

Julio Osaba : Bien sûr. Pour être honnête cela a été très difficile à mettre en place. Je m'explique. Quand nous avons présenté le projet au sein de la Bibliothèque Nationale, qui est un service public, cela demandait du temps et de l’investissement. De plus, écrire sur le football en Uruguay est toujours un sujet délicat au vu de la place qu'il occupe dans la société et il a fallu être très persévérant pour que « A romper la red » voit le jour. Actuellement il y a deux exemplaires qui sont sortis, « Abordajes en torno al futbol uruguayo » (Approches autour du football uruguayen) et « Miradas sobre futbol, cultura y sociedad » (Regards sur le football, culture et société). Avec mes collègues, nous avons réalisé un travail d'investigation dans les livres, journaux et archives de la Bibliothèque Nationale pour une immersion totale dans l'histoire du football uruguayen mais aussi sur son impact dans la société et la culture du pays. Nous comptons sortir encore deux voire trois exemplaires tellement le sujet est riche.

En Europe, mais même ici, on attribue tout à la garra charrúa alors que pour moi, elle ne devrait même pas s'appeler comme cela. La garra Céleste oui, là je veux bien mais la garra charrúa cela n'a aucun sens.

Les médias européens ont souvent tendance à assimiler garra charrúa à une simple question d'agressivité. Pourtant elle est bien plus que cela. Comment s'est-elle ancrée dans la société uruguayenne ? Eduardo Galeano a écrit que « tous les uruguayens sont nés en criant but » : quel a été le rôle du football dans ce processus ?

JO : En Uruguay il y a deux façons de se forger une identité : soit par la politique, soit par le football. Il y a une culture foot immense dans ce pays au sein de toutes les classes sociales. Comme je le dis souvent, internet nous sépare mais le football nous rassemble. Effectivement en Europe, mais même ici, on attribue tout à la garra charrúa alors que pour moi, elle ne devrait même pas s'appeler comme cela. La garra Céleste oui, là je veux bien mais la garra charrúa cela n'a aucun sens. C'est simple,  nous n'avons jamais eu de joueurs charrúas où d'origine charrúa au sein de la sélection uruguayenne ! Et ce n'est pas péjoratif de dire cela, mais le génocide envers ce peuple remonte à 1831 donc attribuer l'héritage de ce peuple à la Céleste me semble insensé.

Il faut dire qu’historiquement, le football uruguayen et par extension le football rioplatense des années 20 ne peuvent être réduit à la garra. Galeano décrit par exemple ce football criollo comme « une œuvre d'art collective » plus proche du football total que de la simple combativité. A quand remonte l'adjonction de la garra charrúa à la Céleste ?

JO : Déjà dans les années 20, quand nous remportons deux fois les Jeux Olympiques en 1924 et 1928 puis la Coupe du Monde 1930, la garra Céleste n'existait pas. Et j'insiste bien sur le terme garra Céleste. Évidemment que l'on ne peut réduire à cela notre football des années 20, qui fût le plus beau de notre histoire. Pour moi, la garra est né en 1935 à l'Estadio Nacional de Lima lors de la finale de la Copa America face à l'Argentine. L'Argentine était tenante du titre, car elle avait remporté la dernière édition en 1929 chez elle et nous nous venions de remporter la Coupe du Monde en 1930 à la maison. Je te laisse imaginer la tension lors de la finale… A l'époque on est rentré comme des fous furieux dans ce match, avec un football moins léché mais une motivation et une détermination inégalable. L'Uruguay en plante trois en dix-huit minutes en première mi-temps et défendra corps et âme lors de la seconde période. Victoire 3-0. C'est l'une des victoires les plus marquantes de notre histoire qui pour moi fait acte de naissance de la Garra.

Comment s'est construite l'identité de jeu de la Céleste ? Comment est-on passé du toque rioplatense à la Garra dans les consciences collectives ? Le Maracanazo a-t-il joué un rôle dans cette transition

JO : La transition s'est faîte du fait que le football uruguayen a énormément évolué du temps des Jeux Olympiques de 1924 jusqu'en 1950. Ce football à base de transmissions très courtes, que vous appelez le toque en Europe, s'est quelques peu perdu au fur et à mesure des années ici et notre force est devenue la garra. D'ailleurs on peut dire que la Hongrie avait très bien repris le flambeau. Pour parler du Maracanazo, je vais citer le journaliste Franklin Morales: « ce fut le moment le plus intense du football uruguayen mais aussi de toute l'histoire de la Coupe du Monde ». Je ne peux que le citer car c'est totalement vrai. Tu imagines, l'Uruguay était seul contre plus de 200.000 personnes dans ce stade. La réponse est là : la garra matérialise tout cela. L’appropriation collective s’est alors faîte naturellement.

A part les deux grands, le championnat uruguayen est un championnat semi-amateur avec des dirigeants qui sont eux aussi des amateurs

Quel a été l'impact cette transition sur les clubs uruguayens ?

JO : C'est toujours difficile de parler des clubs uruguayens vu qu'ici on parle tout le temps des deux gros, la Nacional et le Peñarol qui historiquement ont toujours fournis l’essentiel des joueurs à la sélection. Au final, ces deux clubs ont suivi et accompagné l'évolution du football uruguayen. Mais la transition a été difficile pour la sélection. De 1958 à 1983 on est proche du néant. Il y a certes eu la Copa America en 1967 et la quatrième place au Mexique en 1970 mais durant toutes ces années, on a été à la recherche de notre glorieux passé. Quand en 1983 on retrouve une génération dorée avec Francescoli, Sosa ou encore Bengoechea, on brille sur le continent sud-américain avec deux nouvelles Copa America en 1983 et 1987 mais en Coupe du Monde on ne va pas plus loin que les huitièmes. En 1994, nous ne parvenons même pas à nous qualifier pour la Coupe du Monde mais ensuite on gagne la Copa America en 1995 donc même avec cette génération le bilan est mitigé, surtout sur le plan mondial. Vient ensuite l'une des pires périodes de notre histoire de 1996 à 2010, où on redescend même à un moment au 76ème rang du classement mondial. On ne se qualifie pas à la Coupe du Monde 1998, en 2002 on se fait sortir au premier tour et en 2006 on trouve le moyen de se faire sortir par l'Australie en barrages. Et sur le plan continental, on ne gagne plus rien. Puis vient 2010. On se qualifie difficilement en Afrique du Sud après un barrage face au Costa Rica et là je, nous, on retrouve pratiquement cette garra des années 50 avec des joueurs très bons techniquement. On peut appeler ça un renouveau et ici, en Uruguay, 2010 a eu un impact très fort sur la nouvelle génération et la société. Peut-être pas aussi fort qu'en 1950 mais je t'assure que l'on en était pas loin. La Copa America que nous avons remportés en 2011 ne fut qu'une suite logique avec cette génération et espérons que cela dure.

Pour en revenir aux clubs et aux championnat, tu dis qu'ici, on ne parle que des deux grands, Nacional et le Peñarol qui cumulent tout de même plus de 91 titres nationaux sur 110 possible. Quelle est ta vision sur le championnat uruguayen et de son niveau actuel ?

JO : La vérité, c'est que mis à part les deux grands, c'est un championnat semi-amateur avec des dirigeants qui sont eux aussi des amateurs. Le football et le championnat uruguayen est sûrement le plus injuste du monde. Ici c'est comme en l'Espagne, il n'y en a que pour les deux gros. Comment expliquer que Nacional et le Peñarol se partagent 50 % des droits TV et que les 50 % soient pour tous les autres clubs de première et de deuxième division ? C'est une honte. Personne ne peut rivaliser à l’exception du Defensor et de Danubio, qui constituent le « clasico des petits » et ont glanés quelques titres, et s'en sortent grâce à la formation. Et encore même ce système de formation reste limité car on est obligé de vendre nos jeunes joueurs beaucoup trop tôt. Il y a d'ailleurs une très longue analyse sur ce phénomène dans l'exemplaire « Miradas sobre futbol, cultura y sociedad ». Le foot tourne à l'envers et que dire de nos infrastructures…

En parlant d'infrastructures, et nous allons conclure sur ce point. L'Uruguay tient absolument à organiser le centenaire de la Coupe du Monde en 2030. Le pays en a-t-il vraiment la capacité ? Surtout qu'aujourd'hui l'Argentine vient de se désister pour une organisation commune…

JO : Oui j'ai vu cela, aujourd'hui on parle du Chili pour co-organisation. Mais cela reste de la folie. A l'époque où Grondona était encore en vie et vu son poste à la FIFA, ç’aurait été plus simple d’organiser cette Coupe du Monde avec l'Argentine. Aujourd'hui il faut se l'avouer et se le dire clairement, l'Uruguay n'a d’une part pas la capacité d'organiser cette Coupe du Monde et d’autre part, économiquement ce serait de la folie ! Regarde, nous avons un seul stade, le Centenario, qui est capable d’accueillir une telle compétition avec peut être le Gran Parque Central. Comment veux-tu que l'on s'en sorte ? Pour moi cela reste de l'utopie…

Propos recueillis par Bastien Poupat à Montevideo pour Lucarne-Opposée

Bastien Poupat