Quatre ans après River Plate, Buenos Aires voit naître un nouveau club dans le quartier de La Boca. Club d’immigrés italiens, il finit par prendre possession du quartier et surtout s’installer comme l’un des plus grands du continent. Jusqu’à devenir un mythe mondial.

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L’Argentine du début de XXe siècle est celle d’un bouillonnement foisonnant qui installe petit à petit le football sur ses terres. Ainsi, lors de la première décennie près de trois cents clubs voient le jour rien qu’à Buenos Aires. En 1905, un groupe de six adolescents d’origine italienne décident de se lancer à leur tour. Fils d’ouvriers d’origine génoise (d’où l’un des surnoms du futur club, Los Xeneizes, les génois), Esteban Baglietto, Alfredo Scarpati, Santiago Sana, Tomás Movio et les frères Juan Antonio et Teodoro Farenga se réunissent début avril pour créer leur club de football. Le 3 avril 1905, le club du barrio de La Boca est créé Plaza Solís, l’acte de fondation est rédigé sur un banc, le club prend le nom de Boca auquel Santiago Sana propose d’adjoindre Juniors. Le premier maillot du club est blanc rayé de noir, confectionné par les sœurs Farenga. Après un bref passage au rose pour quelques matchs, le Boca Juniors du début évolue en blanc rayé de bleu. Le changement de couleur arrive en 1907 lorsqu’il est su qu’une équipe nommée Boedo évolue avec ses couleurs. Un match est organisé entre Boca et le club pour décider de qui garderait le ciel et blanc. Boca perd, il doit changer. Juan Rafael Brichetto décide alors que le club adoptera les couleurs du pavillon du premier bateau qui entre dans le port. C'est un bateau suédois après un passage bleu à diagonale jaune (une diagonale « à la River »), le dessin final, bleu à bande horizontale unique jaune et adopté en 1913. Les ingrédients incorporés, le petit club de La Boca va pouvoir construire sa légende.

Un siècle de victoires

En 1908, le club est affilié à la Asociación Argentina, il arrive en première division en 1912 et décroche son premier titre amateur en 1919. Onze ans plus tard, Boca en a ajouté sept et s’est même vu remettre un titre de Campeón de Honor après une tournée réussie en Europe (quinze victoires, un nul, trois défaites). L’arrivée du professionnalisme ne change rien pour le club Azul y Oro. Champion dès la première édition du championnat pro, il enchaîne plusieurs titres, se bâtit sa maison (nous allons y revenir) dans laquelle il gagne les treize premiers matchs avant de décrocher un nouveau titre. Ceux-ci continuent de s’empiler dans la galerie des trophées. Il y a le bicampeonato décroché au nez et à la barbe de la Máquina de River (pour un point en 1943, pour deux points en 1944). Ce doublé est suivi de dix ans de disette, évite même la relégation en 1949 d’un rien (un point grâce à une victoire 5-1 face à Lanús, son concurrent direct lors de l’ultime journée). Mais les succès reviennent assez vite, notamment en 1954 sous la présidence d’Alberto J. Armando qui vient d’être élu et qui revient ensuite pour rester en place pendant vingt ans entre 1960 et 1980. Les années soixante marque la naissance de la plus belle conquête de Boca : la Copa Libertadores. Finaliste en 1963, vaincu par le Santos de Pelé alors tenant du titre, Boca attend la fin des années soixante-dix pour commencer à marquer la compétition de son empreinte. Non pas avec les polémiques, comme l’incroyable match face au Sporting Cristal en 1971 qui termine ou plutôt ne termine pas sur un 2-2, arrêté à quatre minutes de la fin après une énorme bagarre générale qui voitl’arbitre uruguayen Alejandro Otero exclure dix-huit des vingt-deux acteurs. Mais plutôt sous la direction de Juan Carlos Lorenzo à la fin de la décennie. Avec el Toto arrivent Hugo Gatti, Francisco Sá, Rubén Suñé revient au club, Boca s’appuie sur Roberto Mouzo, l’homme qui reste encore celui au plus grand nombre de matchs sous les couleurs Azul y Oro. Boca réussit alors une chose folle : le doublé. Boca est champion en 1977 après avoir sorti River Plate au premier tour (victoire à la Bombonera, nul au Monumental lors de l’ultime journée du groupe) puis le Deportivo Cali et Libertad en « demi-finale » avant de prendre le meilleur sur Cruzeiro au terme d’une séance de tirs au but lors du match d’appui. Puis Boca récidive en 1978, une fois encore en sortant River Plate mais lors de la phase de demi-finale (0-0 à la Bombonera, 2-0 au Monumental) puis en écrasant le Deportivo Cali de Bilardo en finale après avoir, entre temps, décroché la première Coupe Intercontinentale de son histoire face au Borussia Mönchengladbach de Rainer Bonhof en réussissant l’exploit de s’imposer en Allemagne. Il faudra ensuite attendre près de vingt ans, même si les Xeneizes décrochent quelques titres, notamment en 1981 emmené par un gamin nommé Diego Maradona, pour revivre une grande période continentale qui fera de Boca un ogre sud-américaine voire mondial.

Les autres Boca Juniors

En 1998, Carlos Bianchi s’installe sur le banc de touche. El Virrey était en concurrence avec Daniel Passarella, idole de River, pour prendre le poste et est finalement choisi par le président Mauricio Macri pour occuper ce poste. L’homme aux six titres en trois ans avec Vélez, dont un doublé Libertadores – Intercontinentale en 1994 est resté dans l’histoire. Fabbri, Latorre, Caniggia ont quitté le club, tout semble à reconstruire mais Bianchi va s’appuyer sur un milieu solide et un duo Martín Palermo – Guillermo Barros Schelotto pour ramener Boca sur le devant de la scène. Il décroche l’Apertura 98, enchaîne avec le Clausura, entrant dans l’histoire avec quarante matchs sans défaite, record alors détenu par l’incroyable Equipo de José, le Racing de 1966. L’affaire ne s’arrête pas ainsi. Boca décroche la Libertadores 2000 face à Palmeiras, Óscar Córdoba se muant en héros de la séance de tirs au but, enchaîne avec l’Apertura et conclut avec l’Intercontinentale où, emmené par un immense Juan Román Riquelme, les Xeneizes dominent le grand Real Madrid. L’année suivante, alors que Boca a beaucoup vendu et que Riquelme est en conflit ouvert avec ses dirigeants et notamment Macri, les Xeneizes conservent leur titre en Libertadores, une fois encore aux tirs au but. L’ère Bianchi se termine un temps, Óscar Washington Tabárez, déjà passé au club dix ans plus tôt, assure l’intérim avant qu’El Virrey ne revienne au club qui va alors s’appuyer sur un gamin nommé Carlos Tevez, lancé l’année précédente, pour offrir un nouveau triplé Libertadores – Apertura – Intercontinentale (2003). S’il était déjà parmi les géants, Boca est alors en tête des plus grands clubs sud-américains. La cinquième Libertadores aura une héritière, en 2007, de la main de Riquelme, avec, en guise d’intermède, deux Sudamericana et deux Recopas. Au bout de cette décennie de folle domination, Boca Juniors devient le club sud-américain le plus titré, son image de géant est mondiale. Le petit club d’ados de La Boca est devenu un mythe, porté par des légendes.

Les six étoiles de Boca

Un siècle de transgression

Si Boca s’est fait un nom grâce à un siècle de succès, il s’est aussi construit une image dans l’imaginaire collectif : celui du club de la résistance, le club du peuple. Pour beaucoup, surtout en dehors de l’Argentine, Boca est le club de la transgression, Boca n’est pas le club qui est ce que la loi dicte, il impose son style comme il a imposé son surnom Xeneize, déformation de genovese, le vrai terme espagnol pour décrire un Génois. Mais avant tout, Boca est donc le « club du peuple » qui avance selon ses propres paradigmes. Une image parfois (souvent pour ses détracteurs) cultivée parfois alimentée par quelques faits. De sa naissance sur un banc de la Plaza Solís au fait d’être resté dans ce quartier populaire de La Boca, celui des immigrants espagnols, italiens et slaves souvent porteurs d’idées révolutionnaires et qui ont notamment lutté pour la constitution des syndicats et composé le peuple ouvrier, quand d’autres, à commencer par l’ennemi River, ont vite migré vers les zones plus riches de la ville (et ce, même si en 1912, Boca a un temps déménagé du côté de Wilde provocant la fureur de nombreux socios qui avaient alors quitté le club en signe de protestation (1200 socios sur les 1500) et ainsi « entraîné » le retour à la maison). De sa relation avec Perón, dont on disait qu’il était hincha mais devait le cacher, relation largement intégrée par les supporters xeneizes, « Boca y Perón, un solo corazón » dit-on parfois.

Cette image est la partie centrale de l’identité du club comme elle l’est du quartier et ce, même si la notion de « club du peuple » est largement discutable une fois remise dans le contexte argentin qui n’a, rappelons-le, aucune comparaison possible avec le contexte européen. Même si elle n’a encore moins de pertinence de nos jours qu’à la naissance et l’adolescence de la plupart des clubs du pays, Boca garde donc cette image, ses idoles l’entretiennent. À l’image de la plus grande du football argentin, Diego Maradona. L’espoir du peuple qui jaillit en plein milieu de la dictature pour faire renaître le rêve et qui, alors qu’il ne signe pas à River Plate car ne parvient pas à se mettre d’accord sur les conditions salariales, choisit Boca pour son image de club populaire et défendra toujours le « petit peuple » duquel il est issu une fois les couleurs du club sur les épaules. Pour vénérer ce mythe mais aussi rappeler son ancrage à La Boca, le club possède sa cathédrale, immense, mythique, démesurée et qui peuple les légendes et mémoires collectives : la Bombonera.

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Un siècle de passion(s)

S’il est un fait incontestable, c’est que Boca est indomptable, insaisissable. Boca est un tango improvisé, il ne répond pas à une mélodie déjà écrite, il est dionysiaque. La Bombonera est la synthèse parfaite de cette démesure. Après avoir évolué du côté de la Dársena Sud puis migré brièvement du côté de Wilde, le club revient dans la barrio de La Boca en occupant l’Estadio de Ministro Brin y Senguel avant de s’installer sur ses terres encore actuelles où se construit l’Estadio de Brandsen y Del Crucero. C’est ici qu’à la fin des années trente le club décide de bâtir son stade en ciment pour remplacer le vieux stade en bois. Viktor Sulčič, architecte slovène, devient le concepteur d’un stade bien particulier par sa forme et son inclinaison. Sa forme de D, qui fait penser aux boîtes de bonbons que Sulčič avait reçues lui donne son surnom, le seul encore utilisé aujourd’hui même si, dans les années quatre-vingts, il est officiellement nommé Estadio Camilo Cichero du nom du président qui a initié les travaux et qui avait hypothéqué sa maison pour lever les fonds nécessaires à la construction, avant de devenir Estadio Alberto J. Armando sous la présidence de Mauricio Macri dans les années quatre-vingt-dix. Le stade est inauguré le 25 mai 1940 lors d’un amical face à San Lorenzo, se dote d’un troisième étage dans les années cinquante. Il devient rapidement le « temple du football » au gré des titres glanés par le club Azul y Oro. Son histoire colle parfaitement à l’image du club, cette schizophrénie constante entre ancrage populaire et entreprise de spectacle : un stade financé dans la douleur, posé au cœur du quartier populaire dont il est aujourd’hui l’une des grandes attractions touristiques. Reste que la Bombonera a beau être un lieu de pèlerinage touristique, une sorte de Disneyland du football pour ses détracteurs, elle toujours solidement fixée à La Boca qu’elle représente aux yeux du monde et dont elle a aussi capté l’âme. « La Bombonera ne tremble pas, elle bat », dit-on. Ses ambiances s’ancrent dans l’imaginaire collectif, impriment les mémoires au fil des succès et des grands matchs des siens. Elle est le symbole de la démesure, de cette passion survoltée tellement argentine, tellement Boca. Le symbole parfait de l’histoire d’un petit club de quartier fondé par des adolescents devenu géant mondial sans s’éloigner des bancs de la Plaza Solís.

 

Article initialement publié le 5/12/2018, mis à jour le 4/11/2023

Nicolas Cougot
Nicolas Cougot
Créateur et rédacteur en chef de Lucarne Opposée.