Avant l’avènement de la séance des tirs au but afin de départager deux équipes dos à dos après cent-vingt minutes, la Tunisie innovait pour sa seule compétition domestique à élimination directe. Pas de pile ou face ni de replay perpétuel, mais le décompte du nombre de corners obtenus. Histoire et analyse tactique d’une règle désormais aux oubliettes, qui pourrait potentiellement influer sur le jeu et les joueurs dominants si elle existait de nos jours.

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À partir de l’indépendance de la Tunisie en 1956 (l’histoire vous est raconté dans le LOmag n°6) , les instances du football, fondées dans les mois qui suivent, prennent en charge l’organisation de deux compétitions au niveau local : le Championnat (avec une première division à douze clubs dans les années soixante) et la Coupe de Tunisie. Au niveau international, à cette même époque, un tirage au sort à pile ou face (en présence des deux capitaines) est effectué quand deux équipes sont encore à égalité après prolongation dans un match officiel à élimination directe (ou après prolongation si aucun camp n’a dominé l’autre en phase aller-retour). La sélection tunisienne aura souffert de cette règle dans les sixties en perdant trois confrontations cruciales au cours de la décennie face au Maroc  : qualifications au Mondial 1962, qualifications aux JO de Mexico 1968, qualifications au Mondial 1970 (à lire dans le LOmag n°3).

Mais sur le plan local, au lancement de la Coupe de Tunisie 1956, pas de pièce jetée en l’air comme le triple Tunisie-Maroc cité ci-dessus ou lors de la demi-finale Italie-URSS de l’EURO 68, ni de match à rejouer comme la finale de ce même EURO. Le premier critère pour désigner le vainqueur parmi deux équipes encore à égalité après cent-vingt minutes (temps réglementaire + prolongation), c’est de compter le nombre de corners obtenus par les deux équipes. Celle qui en a obtenu le plus se qualifie pour le tour suivant. Dans le cas où il y a encore égalité après application de la règle des corners, c’est soit l’équipe qui a ouvert le score qui passe (si match nul avec buts), soit, dans un cas de figure rarissime (pas de but, même nombre de corners obtenus) l’équipe qui s’est procurée le premier corner, critère aux confins de l’arbitraire et pour le coup beaucoup plus proche de la « loterie » des tirs au but (loterie et tirs aux buts étant souvent associés à tort) ou de la pièce lancée en l’air.

Forcer des duels attaquant-défenseur dans les coins du terrain, le replay réduit les occurrences

La Coupe de Tunisie 1957-1958 voit le club du Bardo, le Stade Tunisien mené par l’ancien attaquant international Noureddine Diwa, remporter le trophée sur un parcours quasi parfait : cinq victoires, dix-neuf buts marqués et un seul encaissé, aucun recours à la prolongation. Mais cette règle de nombre de corners obtenus a émaillé bon nombre de confrontations dans les tours précédents, et à partir de la saison suivante (vraisemblablement pour réduire le risque que ce tie-breaker décide du vainqueur de l’apothéose finale), il est décidé que si la finale se conclut par une égalité au tableau d’affichage, il faudra la rejouer quelques jours plus tard. Là seulement, si la rebelote donne cent-vingt minutes sans vainqueur, on comptera les corners. C’est ainsi que le 1er mai 1959, le clásico Étoile Sportive du Sahel-Espérance Sportive de Tunis débouche en finale sur un 2-2, un mois plus tard l’ESS gagne le replay 3-2 et remporte la première Coupe de Tunisie de son histoire.

Mais l’Étoile était passée tout près de la catastrophe à son entrée en lice en seizièmes de finale. Embarqués dans des prolongations par le Stade Gabésien (1-1) les Sahéliens ont plusieurs corners de retard, si le score en reste là ils sont proches de la sortie. La suite, contée il y a quelques années par l’ancien milieu de terrain de l’ESS Béji Abdou : « Nous étions face à une défense centrale solide, dont le défenseur Amor Doghmen, qui possède aujourd’hui un stade à son nom dans la ville de Gabès. Il fallait les bouger. Pendant la prolongation, il y a eu des appels dans les coins du terrain aux poteaux de corners, les défenseurs suivent les attaquants et sur les duels dans un petit espace, on a obtenu des corners ». L’Étoile domine, ne marque pas, mais est revenue à hauteur au nombre de corners. 1-1, même nombre de corners, le critère suivant s’applique. L’Étoile a marqué en premier, elle se qualifie in extremis et remportera donc la Coupe quelques mois plus tard. À partir de la saison 1963-1964 le replay n’est plus appliqué uniquement pour les tours les plus cruciaux, mais dès les huitièmes de finale. Pendant quelques éditions les quarts et demi-finales de Coupe sont même joués en aller-retour. Cette adaptation de format a pour effet de baisser fortement le recours à la règle des corners. Hormis quelques occurrences dans les tours préliminaires, la règle a été quasiment éradiquée.

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Juin 1959, les joueurs de l’Étoile du Sahel prennent la pose avec la Coupe de Tunisie qu’ils viennent de remporter face à l’Espérance de Tunis (2-2 match à rejouer, 3-2 après prolongations lors du second match)

1970, le Club Africain couronné à deux corners près

Mais il était écrit qu’en cas de configuration fermée à double tour, le décompte des coups de pieds de coin ferait un retour fracassant sur le devant de la scène. Triple tenant de la Coupe entre 1967 et 1969, le Club Africain du légendaire gardien de but international Sadok Sassi « Attouga » (dont le portrait est à lire dans le LOmag n°8) vise un quatrième trophée consécutif et croise le fer en finale avec l’AS Marsa. La confrontation entre le CA, deuxième meilleure défense du championnat, et l’ASM, quatrième meilleure défense, aboutit à un scénario verrouillé : 0-0 après cent-vingt minutes le 7 juin 1970, idem treize jours plus tard. Le Club Africain, grâce à cinq corners obtenus contre trois pour l’ASM, remporte la Coupe et conserve son trophée. La règle des corners sera encore appliquée trois autres éditions supplémentaires, décidant du sort d’une demi-finale à chacune de ces trois éditions, avant sa disparition définitive à partir de la Coupe de Tunisie 1973-1974. Désormais, en cas d’égalité après prolongations, on passe à la séance de tirs au but.

Utilisé au Brésil et en Argentine

Le décompte des corners n’est pas une spécificité tunisienne. Il a été utilisé au Brésil lors du Tournoi Início, un tournoi qui précédait les championnats d’État à São Paulo et à Rio de Janeiro. À São Paulo, le tournoi a été disputé entre 1919 et 1958, faisant parfois un retour, comme en 1969, 1984, 1986, 1991 et 1996. Le tournoi était disputé sur une seule journée, avec des matchs de deux fois dix minutes, la finale se disputant elle en deux périodes de trente minutes. En cas d'égalité, les équipes étaient départagées par le nombre de corners, qui étaient donc fêtés comme des buts par les nombreux supporters. À noter que même en 1996, alors que les tirs au but existaient depuis longtemps, la règle des corners a été conservée, et qu'en cas de nouvelle égalité, l'équipe qui avait reçu le moins de cartons jaunes se qualifiait. Une règle qui a permis à la Portuguesa, futur vainqueur de l'édition, d'éliminer Santos en quarts de finale.

À Rio de Janeiro, le tournoi s'est disputé à partir de 1916 jusqu'en 1967, avec un retour le temps d'une édition en 1977. Rio de Janeiro est donc le pionnier concernant ce Tournoi Início, puisque les règles étaient les mêmes qu'à São Paulo : un tournoi sur un jour, des matchs de vingt minutes, une finale de soixante minutes et surtout, le départage au nombre de corners. À six reprises, le champion sera désigné de cette manière avant le changement de règle en 1948, une séance de tirs au but étant mise en place, mais légèrement différente de celle que l'on connaît. En effet, un joueur d'une équipe tirait trois tirs au but, puis le joueur désigné de l'autre équipe effectuait également ses trois tentatives, les séries pouvaient être répétées en cas de d'égalité. Cette séance de tirs au but a également été utilisée à São Paulo pour le Tournoi Início, un tournoi aujourd'hui disparu, comme la règle des corners.

Le Brésil n’est pas un cas isolé : en Argentine, on retrouve trace d’un Boca-River en 1942 dont le sort fut scellé en comptant le nombre de corners obtenus. En demi-finale de la Copa Adrián Escobar, compétition nommée en l’honneur du président de la fédération (qui s’est disputée sept fois entre 1939 et 1949, avec une édition, celle de 1946 qui n’est pas allée à son terme), River accueille Boca au Monumental, faisant son entrée en lice dans une épreuve réservée aux sept premiers du dernier championnat, que La Máquina de River a remporté (étant sacré sur le terrain de Boca un mois plus tôt). Malgré la présence de sa formidable machine offensive, River reste muet, le Superclásico accouche d’un triste 0-0 au terme des deux mi-temps de quarante minutes. C’est alors que la règle des corners est utilisée. River en a obtenu trois, Boca deux, la finale sera pour le Millo (qui perdra face à Huracán).

Une règle plus légitime que la possession ou le nombre de frappes ?

Compter le nombre de corners de chaque camp fait partie des variantes pour des cas d’égalité rejetées par l’International Football Association Board en matière d’évolution des règles du football, au même titre que la possession et le nombre de tirs effectués par chaque équipe. Pour Christophe Kuchly, co-auteur des ouvrages sur la tactique estampillés Cahiers du Football L'Odyssée du 10 et Comment regarder un match de foot ? (Éditions Solar), le nombre de corners obtenus, s’il n’est pas représentatif de la supériorité d’un camp sur l’autre, est un paramètre plus « authentique » dans le sens ou les autres paramètres (possession et nombre de frappes) pourraient être beaucoup plus facilement enjolivés dans certains cas de figure : « Il n’y a aucune solution vraiment pertinente [entre corners, frappes ou possession comme critère de départage] parce que la plupart de ces statistiques sont le reflet d’un parti pris dans le jeu plutôt que d’une domination dans le jeu. Dans l’absolu, on peut considérer que prendre le nombre de corners est un peu plus logique parce qu’aucune équipe ne va aborder un match avec l’idée d’en obtenir beaucoup, là où certaines vont vouloir avoir le ballon pour construire ou insister sur les tirs lointains s’ils ont de bons artilleurs. Et, au moins, on ne peut pas augmenter artificiellement leur total, là où on pourrait tirer de cinquante mètres ou faire une passe à dix avec le gardien. Mais ça ne reflète pas vraiment la domination d’une équipe dans le sens où les équipes qui vont déborder et centrer pourront en obtenir facilement si leurs tentatives sont contrées, alors que celles qui attaquent par l’axe auront généralement besoin d’une intervention du gardien ».

Quel impact sur le jeu et les joueurs si cette règle existait de nos jours ? Pour Christophe Kuchly, l’existence de cette règle pourrait potentiellement polariser le jeu sur les côtés, dégarnir fortement les zones d’influence d’un meneur de jeu axial, et signifier la prépondérance et la domination des joueurs de couloir dont le profil favoriserait le débordement et la qualité de centre, qui seraient potentiellement mis dans des dispositions le plus favorables possibles pour laisser leurs qualités s’exprimer, le tout dans des endroits du rectangle vert où il serait facile d’obtenir le coup de pied de coin tant recherché. Sur un plan collectif, certaines équipes actuelles n’auraient pas besoin de retouches tactiques particulières, les statistiques qu’elles présentent et leurs caractéristiques attestant de leur facilité à obtenir des corners.

Le tout aurait évidemment des conséquences sur les profils de joueurs les plus recherchés : « C’est plus au niveau des latéraux que ça serait impactant, à la fois avec de nombreuses défenses à trois où les pistons sont libérés par le nombre important de partenaires qui obligent l’adversaire à défendre l’axe, et des profils d’anciens ailiers traditionnels à la Jesús Navas qui ont l’habitude d’évoluer haut et maîtrisent les variantes du centre. Dans l’absolu, une fois le un contre un créé, ce n’est pas si difficile de viser une zone où le défenseur devra choisir entre laisser passer une balle dangereuse et risquer de concéder un corner ». Reste à savoir à qui pourrait profiter ce type de règle, qui s’en régalerait : « Une équipe comme City a mécaniquement beaucoup de corners parce qu’elle passe beaucoup de temps dans le camp adverse avec le ballon et réussirait à bien s’en sortir parce qu’elle cherche souvent à décaler un joueur lancé qui centre en retrait. Ce qui, souvent, peut offrir un corner quand ça ne finit pas au fond. Mais Sheffield a presque obtenu autant de corners, et plus que Liverpool, en étant moins capable d’étouffer l’adversaire. Et leur stratégie est simple : créer des supériorités numériques sur les côtés, notamment via des montées des deux défenseurs centraux excentrés dans leur défense à trois. L’Atalanta, qui fait aussi monter ses centraux, a également obtenu énormément de corners cette saison, presque une trentaine de plus que la Juve. Cette règle, ce serait la fin du joueur menant le jeu depuis l’axe ».

Farouk Abdou
Farouk Abdou
Actuellement à E-management, passé par Echosciences Grenoble, Le Dauphiné Libéré, Sport Translations et Tunisie foot, Africain volant pour Lucarne Opposee