Après avoir participé aux deux premiers championnats d'Amérique du Sud, organisés en Argentine puis en Uruguay, le Brésil se voit accorder le droit d'organiser le Sul-Americano 1919. La compétition permet d'implanter véritablement le football sur le territoire et dans le cœur des Brésiliens.

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À l'époque, l'Uruguay domine la scène continentale et a remporté les deux premiers championnats d'Amérique du Sud, en 1916 puis 1917. La troisième édition est prévue en 1918 et doit se tenir au Brésil. Pourtant, la compétition est repoussée à 1919 lorsque l'épidémie de la grippe espagnole tue plus de trente millions de personnes à travers le monde. En France, la maladie emporte le poète Guillaume Apollinaire alors qu'au Brésil, le président de la République, Rodrigues Alves, décède avant même le début de son mandat. Le joueur du Fluminense, Archibald French, contracte également la maladie et meurt en novembre 1918. Les championnats d'État sont suspendus et le troisième championnat sud-américain aura finalement lieu en mai 1919, à Rio de Janeiro. Le Brésil doit se doter d'un stade afin d'accueillir la compétition. Arnaldo Guinle, fils d'un milliardaire d'origine française, et président du Fluminense et la CBD, ancêtre de la CBF (la fédération brésilienne), finance la construction du plus grand stade d'Amérique du Sud : l'Estádio das Laranjeiras.

Une préparation chaotique

Le Brésil, dont les résultats ont été moyens en 1916 et 1917, est victime de nombreux conflits internes, notamment entre les Paulistes et les Cariocas. En 1917, Arthur Fridenreich, la star du football brésilien, n'est pas sélectionné pour le tournoi suite à un différend avec la fédération pauliste. Il est même proche de rater la compétition organisée dans son pays, après un conflit avec la CBD. La confédération brésilienne des sports avait en effet avancé une somme d'argent aux joueurs paulistes pour qu'ils viennent s'entraîner à Rio de Janeiro. Avec l'annulation du tournoi en 1918, la CBD réclame l'argent mais Friedenreich, Neco et Amílcar refusent de rembourser la somme. L'Apea, la fédération pauliste, prend cause pour ses joueurs lorsque la CBD suspend les trois stars du football pauliste, et menace de ne pas libérer ses joueurs pour le tournoi. Le conflit prend fin grâce à l'influence de Coelho Neto, l'un des premiers écrivains à s’intéresser au football, et père de Preguinho, star du Brésil à la Coupe du monde 1930. La préparation au tournoi est chaotique, la rivalité entre São Paulo et Rio de Janeiro est une nouvelle fois très forte. Malgré l'engouement du public, où plus de 5 000 personnes assistent aux entraînements de la sélection, les joueurs paulistes sont sifflés par les supporters. Une attitude qui n'inquiète pas Neco, première idole de l'histoire du Corinthians et qui estime que « quand on aura un ennemi commun, ça changera. » Formiga, pour abuser des dribbles, est renvoyé de l'équipe avant le début du tournoi. Lagreca, entraîneur-joueur de la sélection brésilienne en 1916 et 1917, critique cette décision. Il s'en prend à la commission et aux footballeurs paulistes, tous professionnels selon lui malgré l'interdiction officielle. Lagreca, qui avait sauvé le drapeau brésilien des flammes lors du Sul-americano en Argentine, quitte le groupe et ne sera plus jamais appelé pour défendre la sélection brésilienne.

Un début idéal pour lancer la compétition

Comme en 1916 et 1917, le tournoi sud-américain regroupe les quatre mêmes équipes : l'Uruguay, l'Argentine, le Chili et donc le Brésil. Les délégations chilienne, argentine et uruguayenne arrivent le 3 mai 1919 à Rio de Janeiro alors en pleine mutation. L'Avenida Central est construite ainsi que des grands bâtiments, obligeant la destruction d'habitations et poussant les pauvres sur le morro, donnant ainsi naissance aux favelas. Le président de la CONMEBOL, Héctor Gómez, est accueilli avec les honneurs par Arnaldo Guinle alors que les joueurs restent bloqués à l'hôtel. Le 11 mai 1919 a enfin lieu le match d'ouverture, entre le Brésil et le Chili, l'équipe la plus faible de la compétition. Pour son inauguration, l'Estádio das Laranjeiras accueille environ 20 000 personnes, des hommes et des femmes, riches et élégants. Depuis son arrivée au Brésil, le football est en effet un loisir de riches et les pauvres ne s'intéressent pas encore au « sport britannique ». Les spectateurs ne sont pourtant pas toujours raisonnés et la CBD publie une note afin de protester contre les sifflets envers les joueurs adverses et les arbitres. Sur le terrain, le Brésil est d'abord victime de son anxiété mais se libère dès le premier but, inscrit par Arthur Friedenreich. Le Brésil déroule ensuite, et s'impose finalement 6-0, renforçant l'intérêt de tout Rio pour la compétition. Pour leur premier match ensemble en sélection brésilienne, les deux stars du football de São Paulo, Neco et Friendenreich, n'ont pas déçu : un doublé pour Neco et un triplé pour Friedenreich, alors que Haroldo complète la marque. Dans l'autre match, l'Uruguay bat l'Argentine 3-2. Les frères Scarone marquent chacun un but et en fin de match, Isabelino Gradín libère l'Uruguay. Meilleur buteur du championnat sud-américain 1916 et coureur du 400 mètres, ce descendant d'esclaves combat le racisme et inspire de nombreux Brésiliens alors que Friedenreich, bien que métisse, est associé à l'élite blanche et au club le plus riche de São Paulo, le Paulistano. Quatre jours plus tard, l'Uruguay confirme sa première victoire en battant le Chili 2-0 avec un nouveau but de Carlos Scarone. Cependant, lors de ce match particulièrement violent, le gardien uruguayen Roberto Chery, est blessé après un choc et est directement transporté à l'hôpital.

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Pour le deuxième match du Brésil, face à l'Argentine, l'Estádio das Laranjeiras affiche complet et des personnes se précipitent sur la colline voisine pour assister au match. Heitor, attaquant du Palmeiras, ouvre le score après une tête de Friedenreich repoussée par le gardien argentin. Izaguirre égalise pour l'Argentine mais Amílcar permet au Brésil de reprendre l'avantage. Millon parachève le succès brésilien en fin de match. Les Cariocas se passionnent de plus en plus pour la compétition et les journaux s'intéressent de près au tournoi. Le journal O Estado souligne la spécificité du jeu brésilien, déjà à l'époque, par rapport aux voisins uruguayen ou argentin. « Les Argentins et Uruguayens se limitent encore aujourd'hui à imiter aveuglement les Anglais. Ils ne s'écartent absolument pas des règles qui leur ont été enseignées. Le jeu classique, ce jeu pesant, calculé et méthodique est adopté par nos voisins de la Prata. Le nôtre est différent. Nous nous sommes inspirés, c'est évident, de certaines choses des Britanniques, en particulier de l'équipe du Corinthian, mais nous avons introduit de nouveaux procédés, qui nous sont propres. La supériorité des Brésiliens […] réside dans l'agilité. Nos compatriotes sont plus rapides que n'importe quels autres joueurs. »

Le Brésil retrouve l'Uruguay

Le Brésil affronte ensuite l'Uruguay et son buteur noir, Isabelino Gradín. Les Brésiliens des couches inférieures voient en Gradín un symbole, utilisé plus tard par le célèbre journaliste, Mário Filho. Gradín est victime du racisme, en Uruguay mais aussi au Brésil, où Píndaro tente de le blesser volontairement. La « terreur des pistes » ne peut pas répondre en se battant, il renforcerait alors le cliché du Noir peu éduqué et impulsif, bien que les matchs de l'élite brésilienne terminent régulièrement en bagarres et abandons de terrain. Gradín répond alors sur le terrain, ballon au pied. Il ouvre le score et est à l'origine du deuxième but, inscrit de la tête par Carlos Scarone. Sa prestation est applaudie par les quelques Noirs présents sur le morro voisin, et permet à l'Uruguay de mener 2-0 après vingt minutes de jeu, se rapprochant ainsi de son troisième titre en autant d'éditions. Le Brésil réagit rapidement, grâce à Neco qui reprend un coup franc d'Arnaldo repoussé par Saporiti, qui remplace dans les buts uruguayens Roberto Chery, toujours à l'hôpital. Neco, meilleur buteur du championnat pauliste en 1914, s'offre un doublé égalise en seconde période. Le score n'évolue plus ensuite et les spectateurs applaudissent les deux équipes, qui avec cinq points chacune, se retrouvent trois jours plus tard, afin de déterminer le grand vainqueur du tournoi.

Les performances du Brésil rencontrent un vif intérêt de la part de la population, et Friedenreich est invité la veille de la finale dans un club chic de Rio de Janeiro. Rebelle, Fried assiste à la cérémonie en son hommage malgré l'interdiction de la CBD. Grâce à ses qualités de footballeur, il n'est pas suspendu, le Brésil ne voulant pas se priver d'un tel élément. Les portes du stade ouvrent cinq heures avant le début de la partie, et la haute société de Rio se retrouve pour déjeuner dans la « corbeille », la tribune du stade. À São Paulo comme à Rio de Janeiro, les sièges des journaux proposent de suivre l'évolution du match avec des pancartes affichées devant leurs locaux. Se retrouvent dans un même lieu, pour vibrer ensemble avec la sélection brésilienne, « le bourgeois et l'artiste, le pauvre et le riche, le petit peuple et les plus grands de notre haute société. » Le match commence à 14h30 et part sur un faux rythme. Marcos, l'élégant gardien du Fluminense, réalise plusieurs parades pour préserver le 0-0. Le Brésil se procure également quelques occasions, par l’intermédiaire de Friedenreich, Heitor et Neco, mais Saporiti s'interpose devant les attaquants brésiliens. Après 90 minutes de jeu, le score est de 0-0 et une prolongation de deux fois quinze minutes est organisée. En fin de prolongation, Gradín pense offrir le titre à l'Uruguay sur une frappe en dehors de la surface. Héctor Gómez, le président uruguayen de la CONMEBOL, se lève de son siège pour crier « Gol ! » mais Marcos réalise « l'arrêt le plus important et le plus difficile de [sa] vie. » Au terme des deux heures de jeu, le score est nul et vierge et les joueurs des deux équipes sont exténués, d'autant plus que les changements ne sont pas encore autorisés. Les tirs au but n'existant pas encore, une nouvelle prolongation de deux fois quinze minutes est organisée. Dès le début de la première période, Neco déborde sur le côté droit et centre en bout de course pour Heitor. Sa tête est repoussée par Saporiti mais le ballon revient dans les pieds de Friedenreich, qui expédie le ballon au fond des filets. Enfin un but ! Le stade explose de joie et les chapeaux des bourgeois volent en tribunes. Gradín se procure une nouvelle occasion, mais à 17h25, quasiment trois heures après le début du match, l'arbitre met fin à la partie. Le Brésil remporte son premier titre continental, grâce à son buteur Friedenreich, co-meilleur buteur du tournoi avec son partenaire Neco.

Futebol, sport national

Les supporters envahissent la pelouse et portent en triomphe Neco, Marcos et Friedenreich. Le Brésil est champion d'Amérique du Sud ! Le message se passe du bouche-à-oreille, au fil des stations du tramway de Rio de Janeiro. Dans les autres villes du Brésil, la population, peu intéressé par le football au début du tournoi, fête le titre dans la rue. La chaussure encore sale de Friedenreich est exposée dans une bijouterie chic de Rio de Janeiro. Friedenreich, par ses mouvements qui font penser à ceux d'un félin, sera surnommé « El Tigre » par des journalistes uruguayens. Les joueurs sont reçus au palais de Catete par le président de la République. Avec ce tournoi, le Brésil a découvert le football, le Brésil a adopté le football. Les festivités prennent subitement fin suite à un événement tragique. Le gardien de l'Uruguay, Roberto Chery, blessé lors du match contre le Chili, meurt à 23 ans d'une péritonite, nous en reparlerons dans un prochain article. Malgré cette triste fin, le tournoi sud-américain de 1919 permet au Brésil de devenir peu à peu le pays du football. Pixinguinha, célèbre musicien, rend hommage aux champions de 1919 avec sa chanson « Um a zero ». Le « foot-ball », comme c'est écrit dans les journaux à l'époque, devient rapidement le « futebol », sport apprécié pour sa simplicité et les émotions qu'il procure, par les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, comme le souligne un chroniqueur d'O Paiz : « À voir ce spectacle, véritablement éblouissant, impressionnant, et les palpitations et l'ivresse qu'il procure, le respect me vient pour ce foot-ball, qui était considéré comme un sport sans importance. Il n'y a désormais plus de doute sur sa capacité à secouer des milliers de cœurs, de crisper des milliers de corps. Il existe aujourd'hui deux classes de Brésiliens : les supporters et les supportrices. »

 
Marcelin Chamoin
Marcelin Chamoin
Passionné par le foot brésilien depuis mes six ans. Mon cœur est rouge et noir, ma raison est jaune et verte.