Le premier tournoi planétaire de football l’est grâce à la participation des Amériques. Si les États-Unis avaient déjà appris à faire le déplacement sportif sur le vieux continent, ce n’est pas encore le cas de l’Amérique du Sud. Tout change grâce à un petit pays lointain.

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Le Rio de la Plata n’a pas bougé depuis 1924. Et pourtant, il était beaucoup plus loin à l’époque qu’il ne l’est aujourd’hui. L’Argentine et l’Uruguay sont d’ailleurs devenus indépendant un peu à cause de cette distance. Au début du XIXe siècle, après la défaite de la France à Trafalgar, les Anglais imposent leur domination maritime et une sorte de blocus entre la France, l’Espagne et les Amériques. Or l’Espagne est à l’époque dans le camp français et le Vice-Roi de Buenos Aires ne peut plus communiquer pendant de nombreuses années avec son Roi. Ajoutez à cela une tentative d’invasion anglaise et vous avez le climat idéal pour que cette zone isolée voit souffler sur ses terres un air d’autonomie. L’indépendance vient quelques années plus tard, puis suivent les guerres, le commerce avec les Anglais, l’arrivée du football… Cent ans plus tard, les rives du Rio de La Plata connaissent un développement économique exponentiel. La zone s’est déjà grandement rapprochée de l’Europe puisqu’il ne faut plus que trois à quatre semaines seulement pour rejoindre le vieux continent grâce aux bateaux à vapeur. C’est dans l’un de ces vapeurs qu’embarque l’équipe d’Uruguay pour participer aux Jeux Olympiques de 1924.

L’affiliation à la FIFA

Mais tout commence dès mai 1923. À cette période, le football en Amérique du Sud est l’objet de schismes entre fédérations/associations. En Uruguay, l’AUF, qui existe depuis 1900, est contestée par un groupe de clubs emmené par Peñarol. Ces derniers fondent une autre association, la FUF, fédération uruguayenne de football. Peñarol veut continuer à jouer contre les clubs amateuristes argentins, ce que l’AUF lui interdit. En toile de fond, on retrouve les Anglais qui veulent continuer à vouloir dicter leurs règles aux clubs sud-américains. L’AUF, voulant renforcer sa légitimité après la scission avec la FUF, transmet un câble via le ministre des affaires étrangères au ministre plénipotentiaire d’Uruguay à Berne, Enrique Buero, lui demandant de la représenter au congrès de la FIFA qui a lieu à Genève le 21 mai, c’est à dire quarante-huit heures plus tard. En plus, il doit organiser l’affiliation de l’Association Uruguayenne auprès de la FIFA. Buero répond le 24 : « Congrès FIFA affilie provisoirement l’Association Uruguayenne. Affiliation définitive sujette à condition transmettre données suivantes que j’étais dans l’impossibilité de donner, […] ces données devront être envoyées au Secrétaire FIFA, nom : Hirschmann – 67 Nic Maesstraat – Amsterdam. L’association sera affiliée dès que tout sera reçu. Nous avons profité de la présence de délégués de la fédération basque, fédération sud, fédération levantine et de la fédération catalane pour obtenir proposition de match contre sélection uruguayenne si participation Olympiade 1924 ». Les Basques ont fait une tournée sud-américaine en 1922, ils ont joué six matchs entre l’Uruguay et l’Argentine, en perdant quatre pour un nul et une victoire. La seule victoire est contre une équipe de l’intérieur argentine. Ils perdent notamment 4-0 puis 3-0 contre la sélection uruguayenne. Les Basques ayant vu la puissance de feu du football du cône sud, ils connaissent le spectacle promis et veulent une revanche. Cet antécédent est fondamental pour la suite. L’Uruguay envoie le mémorandum à Amsterdam et la FIFA en accuse réception en septembre. Avant le tournoi sud-américain organisé en Uruguay, Atilio Narancio expose ses contacts avec la FIFA et son souhait de participer aux Olympiades. Le grand public est sceptique au vu des divisions du football uruguayen de l’époque et de ses deux fédérations. Mais le 2 décembre, dans ce qui est une sorte de finale du tournoi sud-américain de 1923, l’Uruguay bat de façon tranchante l’Argentine (2-0, buts de Pedro Petrone et de Pedro Cea). Le scepticisme du début de la compétition laisse place à l’exaltation des qualités de l’équipe. Ce titre permet de démultiplier les efforts pour participer aux Olympiades pour y représenter, désormais, le continent. Il faut toute la force de persuasion et le pouvoir financier d’Atilio Narancio pour que l’équipe puisse planifier le voyage, acheter les billets du transatlantique.

Quand l’équipe part en mars, elle n’est toujours pas sûre et certaine de pouvoir participer. Il faut l’intervention de Jules Rimet pour que ce soit confirmé aux footballeurs lors d’une escale à Dakar, entre Rio et Vigo. L’équipe part en effet de Montevideo pour Rio, puis pour Dakar, avant d’arriver enfin à Vigo. Durant ce périple, l’équipe ne s’entraîne véritablement qu’à Rio, dans la baie de Guanabara. Trois personnes attendent l’équipe : Arturo Conte, Juan Bertone et Manuel Caballero, Uruguayens habitant la capitale brésilienne. Ils organisent un entraînement sur un terrain de football après déjà plusieurs jours de mer et avant dix jours de navigation vers Dakar. L’entraînement continue à bord de la main d’Andrés Mazali, athlète et joueur de basket en plus de footballeur.

Premier match en Espagne

Il faut s’imaginer une époque sans internet, sans télévision, avec très peu de radio. Une époque de transmission de l’information lente. Très lente. Pour savoir comment s’est passé la traversée, les journaux uruguayens doivent attendre le retour du Désirade, le bateau des Uruguayens, trois semaines à un mois plus tard. Quand le Capitaine du Désirade, le Français Jules Martin, revient à Montevideo lors de la « tournée » suivante, un journaliste l’interroge. Le Français répond : « Cela fait trente-huit ans que je navigue sans interruption […] et bien je n’ai jamais eu un voyage aussi agréable que celui réalisé avec les joueurs uruguayens. J’ai senti pour ces braves gars une affection paternelle ; leurs diableries n’ont jamais excédé les limites de la correction, ils m’enchantaient et enchantaient tous les passagers et membres d’équipage du Désirade. Ils sont sains de corps et sains d’esprit ; sains dans l’acceptation la plus haute du terme ; leurs joies sont contagieuses et il n’y a jamais eu d’actes ou dans leurs expressions rien qui ne soit noblesse ou spontanéité. Ils étaient déjà mes amis en partant de Montevideo et, en partant de Rio de Janeiro, ils étaient les maîtres du bateau avec la bénédiction de tous. Ils faisaient et défaisaient, organisaient des bals et des fêtes quand tombait l’allégresse, chantaient des chansons populaires et autres événements, avec toujours à leur tête ce diable de Mazali pour animer le bateau. Ce fut, je peux vous l’assurer, un voyage inoubliable ». Les Uruguayens arrivent à finalement à Vigo entre le 6 et le 7 avril. Des centaines de petits bateaux et de voiliers accompagnent le Désirade dans le port pour saluer l’équipe uruguayenne. Quarante-huit heures après leur arrivée, malgré un long voyage en classe populaire, ils affrontent déjà le Celta Vigo dans l’un de ces matchs « amicaux » planifiés pour financer le voyage.

Ce match est historique, il s’agit du premier match d’une équipe sud-américaine en Europe. La presse locale et l’organisateur se veulent dithyrambiques et insistent sur le premier match d’une équipe américaine en Europe. C’est oublier les matchs des États-Unis en Suède et en Norvège huit ans plus tôt. Il n’empêche, pour l’Amérique du Sud, le match est historique. Le résultat est sans appel. Galicia écrit : « Une équipe à la cohésion parfaite, qui forme un ensemble admirable, qui joue avec une intelligence suprême, qui a réussi à complètement dominer le ballon, qui exécute des passes exactes et précises, qui a un positionnement parfait, qui est rapide, agile […] et cette équipe est l’équipe uruguayenne qui a joué hier à Coya ». Deux jours plus tard, une revanche est organisée. L’Uruguay l’emporte par quatre buts à un avec un doublé de Petrone.

Tournée triomphale

L’équipe part ensuite pour Bilbao jouer l’Athletic, l’une des équipes espagnoles les plus puissantes de l’époque. Le voyage se fait en train et en deuxième classe avec des sièges en bois, un voyage désagréable marqué par le vol d’une partie des valises. Dans un climat beaucoup plus violent qu’à Vigo, les Uruguayens doivent se démener pour l’emporter (2-1) lors du premier match avec un arbitrage uruguayen. Le lendemain, une revanche est organisée avec un arbitrage espagnol. L’Uruguay l’emporte 2-0, Mazali arrête un penalty. La tournée continue tout près, à San Sebastián pour y affronter la Real Sociedad le 27 avril. Malgré la fatigue, l’Uruguay l’emporte facilement (2-0). L’Auto écrit le premier compte rendu d’un match uruguayen : « Uruguay bat Réal St-Sébastien, par 2 à 0. C'est devant un très nombreux public et par un temps splendide que s'est déroulée cette rencontre qui avait provoqué une curiosité grandement justifiée. Le public était surtout désireux de se convaincre de la juste valeur des joueurs qui battirent ceux de la sélection basque, lors d’une tournée qu'ils firent en 1923. L'équipe uruguayenne n'a véritablement joué que les vingt dernières minutes durant lesquelles elle marqua deux buts, faisant preuve d'une réelle supériorité. Les meilleurs furent le gardien de but, les backs, le demi-centre, l'inter et l'ailier droit. La Real fourni une bonne partie, trop faible en attaque, et s'est trop vite démoralisée ».

La tournée continue ensuite avec le Deportivo La Corogne, l’Atlético de Madrid, et enfin le Racing Club de Madrid. Durant les deux derniers matchs joués à Madrid les 11 et 15 mai, les clubs font appels à des internationaux pour renforcer l’équipe et pour se préparer pour le tournoi Olympique. Selon Ricardo Lombardo, le match contre l’Athlético se joue devant le roi Alfonso XIII au stade Metropolitano, premier stade de la tournée à être correctement recouvert de gazon... L’Uruguay l’emporte 4-2. Le deuxième match, contre le Racing, dans le même stade, est un vrai match international joué contre ce qui peut être considéré comme une sélection espagnole avec par exemple, dans les cages, Ricardo Zamora, joueur de Barcelone. L’Uruguay s’impose à nouveau, 3-1. Mazali, à nouveau, arrête un penalty. Le mercredi 15 mai, les Uruguayens quittent Madrid pour la France, pour Paris. Leur destination depuis le départ, leur objectif. Ils partent d’Espagne avec neuf victoires en neuf matchs, vingt-cinq buts marqués pour huit encaissés, malgré un voyage harassant avant et pendant la tournée. L’équipe arrive à Paris le 17. L’Auto indique : « L'équipe de football de l'Uruguay arrive à Paris ce matin, à 11h20, à la gare d'Orsay. L'Uruguay est, depuis plusieurs années, champion incontesté de l'Amérique du Sud. Chaque saison un Championnat international met en présence les équipes représentatives de l'Uruguay, du Brésil, de la République Argentine, du Chili, du Paraguay, du Pérou, etc. Chaque fois l'Uruguay en est sorti vainqueur. Partis depuis plus de deux mois, les Uruguayens ont joué en Espagne toute une série de matches contre les meilleures équipes sans subir une seule fois la défaite. Leur dernière rencontre date de jeudi. À Madrid, opposés au Réal F.C. de Madrid, club finaliste du Championnat d'Espagne et qui s'était renforcé pour la circonstance de Zamora, le fameux gardien de but de l'Europa de Barcelone et sélectionné espagnol pour les Jeux Olympiques, les représentants de l'Uruguay ont triomphé par 3 buts à 1 ». La France découvre le football américain en écrivant, déjà, quelques approximations.

Un château à Argenteuil

L’Uruguay arrive et se dirige directement au village olympique de Colombes. Après un tel voyage, ils sont scandalisés. La zone est fangeuse, les habitations sont des sortes de préfabriqués en bois inconfortables. Quelques membres de la sélection partent alors en recherche d’un autre lieu d’habitation, sachant que le budget est on ne peut plus réduit. À Argenteuil, rue Saint Germain, ils tombent sur le château de Marie Pain, une vieille aristocrate vivant seule. Elle accepte de recevoir les Uruguayens, une bonne partie de son château étant vide. À trois jours du match contre la Yougoslavie, les Uruguayens déménagent dans la joie vers ce château d’Argenteuil que nul n’aurait pu imaginer. Ils ne sont restés que quatre jours au village olympique. À Argenteuil, l’équipe est au calme, loin des agitations de Paris ou du village de Colombes. Le 25, toute l’équipe assiste à Espagne - Italie.

Avant le début du tournoi, L’Écho des sports écrit : « Nous avons eu la bonne fortune de rencontrer hier M. Emeric [Imre ou Jesza, de son vrai prénom] Pozsonyi, entraîneur des équipes juniors du FC Barcelone, venu à Paris pour assister au tournoi olympique. Ancien capitaine du fameux MTK, entraîneur du même club et du Cracovia FC, M. Possonyi est un connaisseur du football. […] M. Pozsonyi a vu jouer l’Uruguay en Espagne. Il est absolument emballé sur le jeu des Américains du Sud et n’hésite pas à faire d’eux les favoris du tournoi. Il ne voit rien à leur reprocher : science, discipline, cohésion, ardeur, dribbling, shots, ils ont tout pour eux. Chose qu’on n’a jamais vue en Espagne : ils y ont disputé neuf matches et les ont tous gagnés. L’Uruguay possède une attaque et des demis formidables. Dans l’offensive, on les voit pour ainsi dire partir constamment à huit. Mais la défense est moins bonne. Et cependant l’équipe joue presque toujours avec un seul arrière, de sorte qu’il y a constamment un joueur qui fait la navette entre la défense et l’attaque. En somme, l’Uruguay aurait adopté des méthodes de jeu assez originales, du moins quant à la formation de son onze sur le terrain. D’autre part, ils sont de véritables virtuoses du ballon. Allons-nous voir les fameuses équipes [d’Europe] centrales dépossédées de leur prestige ? Voilà en tout cas des impressions extrêmement intéressantes et qui nous laissent prévoir des rares émotions. Tout le monde voudra, dès lundi, voir l’Uruguay à l’œuvre ».

Les résultats de la tournée

10.04.1924 : RC Celta de Vigo 0-3 Uruguay (buts uruguayens : Pedro Petrone, Pedro Cea, Santos Urdinarán)
13.04.1924: RC Celta de Vigo 1-4 Uruguay (Pedro Petrone (2), Zoilo Saldombide, Pedro Cea)
20.04.1924: Athletic de Bilbao 1-2 Uruguay (José Andrade, Pedro Petrone)
21.04.1924: Athletic de Bilbao 0-2 Uruguay (Pedro Petrone)
27.04.1924: Real Sociedad 0-2 Uruguay (Pedro Etchegoyen, Pedro Cea)
02.05.1924 : Deportivo La Coruña 2-3 Uruguay (Pedro Petrone, Pedro Cea, Héctor Scarone)
04.05.1924 : Deportivo La Coruña 1-2 Uruguay (Pedro Etchegoyen, Ángel Romano)
11.05.1924 : Athletic de Madrid 2-4 Uruguay (Pedro Petrone (2), Pedro Cea, Héctor Scarone)
15.05.1924 : Racing de Madrid 1-3 Uruguay (Pedro Petrone, Héctor Scarone (2))

 

Jérôme Lecigne
Jérôme Lecigne
Spécialiste du football uruguayen, Suisse de l'Amérique du Sud, Patrie des poètes Jules Supervielle, Juan Carlos Onetti et Alvaro Recoba