Finale aller de Copa Libertadores, Nacional contre Estudiantes. Le Centenario est plein à craquer et de nombreux uruguayens suivent la finale via leur poste de radio, comme à leur habitude. Soudain, la transmission est interrompue par le mouvement d’extrême gauche Tupamaros.
Cette histoire est celle de trois chemins qui se rencontrent en un point sans l’avoir voulu. C’est tout d’abord une histoire de la Libertadores des années soixante, sa première décennie. Marquée par la domination de Peñarol et de Santos à son départ, la Copa voit maintenant s’imposer les clubs argentins (Independiente, Racing, Estudiantes) alors que Nacional essaie à tout prix de remporter la coupe pour rester dans la course face à son adversaire de toujours Peñarol.
En 1969, le Bolso se renforce en signant notamment le prestigieux Luis Cubilla et bat son adversaire de toujours en trois matchs en demi-finale après deux phases de groupes, s’imposant à l’aller grâce à Ildo Maneiro et Juan Mujica (avant que ces deux ne rejoignent respectivement Lyon et Lens dans les années soixante-dix). Au match retour, Spencer offre la victoire à Peñarol. Un match d’appui est donc organisé, sachant qu’en cas de nul Nacional l’emporte à la différence de buts. C’est le cas après prolongation, Nacional s’offre donc une troisième finale après 1964 et 1967. L’équipe a fière allure avec, en plus des deux mentionnés, quelques très grands noms comme Luis Cubilla, le capitaine de la sélection Luis Ubiña, le gardien brésilien Manga ou Julio César Morales. Le tout est entraîné par le brésilien Zézé Moreira. Il faut dire que Nacional met le paquet sur les recrutements pour gagner enfin la coupe remportée à trois reprises par Peñarol. En face, rien de moins que le champion en titre, Estudiantes, entraîné par Osvaldo Zubeldia, avec le père Verón, mais aussi Carlos Bilardo, Eduardo Flores ou Raúl Madero, qui se retirera du football peu après pour devenir médecin et qui accompagnera la sélection dans cette tâche en 1986. Estudiantes vient de remporter sa première Copa en 1968 en battant Palmeiras en match d’appui au Centenario (2-0). Estudiantes est d’ailleurs champion du monde après avoir battu Manchester United en octobre 1968 deux buts à un sur l’ensemble des deux matchs. En 1969, l’AFA n’envoie pas de représentant à la Copa sauf le champion en titre, Estudiantes, qui, comme tous les champions d’alors, est qualifié directement en demi-finale. L’équipe y bat sèchement les chiliens de la Universidad Católica (3-1 à chaque match) et se qualifie donc logiquement pour leur deuxième finale de rang. Une finale Nacional – Estudiantes se profile donc avec un match aller au Centenario, en Uruguay.
Le deuxième chemin est celui d’un homme, Carlos Solé. Une idole en Uruguay, un inconnu partout ailleurs. Carlos Solé a été la voix du football en Uruguay sur Radio Sarandí pendant plus de trente ans. Les commentaires de la sélection en 1950 la larme dans la voix, c’est lui. Le lion blessé qui remue encore sa queue en 1954, c’est encore lui. Les titres de Peñarol des années soixante, c’est toujours lui qui les commente sur la radio la plus écoutée. La finale de 1969 est la huitième incluant un club uruguayen en dix éditions, il a donc du travail. Il est appelé Le Gardel des commentateurs ou La voix du tonnerre. Il faut bien comprendre qu’à l’époque les matchs ne sont pas diffusés à la télévision et les personnes intéressés écoutent donc le match à la radio, que ce soit chez eux, dans les bars ou les cinémas, mais aussi au stade sur le poste radio portatif à piles. L’équipe est composée d’une personne qui relate le match, Carlos Solé par exemple pour Sarandí, d’une personne qui analyse les actions durant les temps de pause et d’une personne, le commentateur commercial, qui insère des publicités pour quelque produit que ce soit. La radio est la façon de vivre le football. Elle l’est depuis les années trente et le restera encore jusqu’à ce que la vidéo ne tue ses stars. En ces années soixante, Solé est au sommet de sa gloire, c’est l’homme le plus écouté, la référence.
Le troisième chemin est celui de l’Histoire. Qu’il est difficile de parler de politique, d’Histoire, encore plus lorsqu’il s’agit du Mouvement de Libération Nationale – Tupamaros. En 1969, et comme l’indique Alain Labrousse dans son livre « Tupamaros, des armes aux urnes », le MLN est un mouvement de guérilla urbaine regroupant différents mouvements de gauche. Il est tombé dès 1966 dans la lutte armée. C’est l’époque où une partie du mouvement veut s’inspirer de « l’exemple » cubain qui a permis aux frères Castro de diriger le pays pendant cinquante ans, au détriment des américains (et du peuple cubain, mais c’est un autre débat). Le mouvement Tupamaros commence ses opérations avec des vols de fusils de l’armée, des attaques de banque, des attentats contre les domiciles du ministre de l’intérieur ou du chef de la police. Alors que la confrontation avec l’État uruguayen va crescendo, les premières victimes apparaissent, des deux côtés, ainsi que les premières persécutions par un pouvoir chaque jour plus sécuritaire. L’Uruguay et sa tradition démocratique sont pris par surprise. Petit à petit, le pays se militarise, les actions de chaque côté augmentant d’ampleur par la volonté des deux parties qui profitent bien de la guerre froide pour se livrer leur propre guerre...
Pour revenir à 1969, durant l’année, le MLN mène soixante-dix-sept actions (braquages, plastiquages). Le mouvement vit un tournant, qui le verra petit à petit prendre le chemin de la violence et des assassinats. Il prévoit tout d’abord de prendre d’assaut l’antenne d’une radio le 30 avril pour diffuser un message de soutien au 1er mai et un appel à la lutte armée. L’opération est reportée à cause de problèmes techniques et le mouvement décide d’agir pour la finale aller de Libertadores. Alors que le match est commencé depuis une demi-heure au Centenario et que le score est toujours de 0 à 0, une camionnette fait le tour de l’antenne située à trente minutes de Montevideo. Douze personnes sont dans la camionnette qui se gare à quelques distances de l’antenne. Armées de mitraillettes, ils forcent le gardien de l’antenne ainsi que sa famille à s’écarter et à laisser le chemin libre à un « technicien » improvisé. Les câbles sont sectionnés et connectés à un magnétophone. L’adjoint de Solé, Jorge Bazzani, vient de commencer son commentaire de mi-temps : « Les premières minutes furent dominés graduellement, mais assurément par une équipe mieux organisée, Estudiantes ». Sur l’enregistrement des commentaires en cabine, on entend Solé : « Justement aujourd’hui, une coupure de courant ! Ce soir ! Sa mère la pute, putain de fils de pute ». Mais ce n’est pas une coupure de courant.
À la radio, le message des Tupas est joué : « Attention, Attention ! Vous allez écouter un communiqué de l’Organisation Tupamaros qui contrôle cette antenne. Que le peuple uruguayen ne perde pas l’espoir. Il y a toujours eu des injustices dans ce pays… La dernière dévaluation a baissé les salaires de la moitié, baisse de salaire confirmer par la tristement célèbre COPRIN [NDLR : Commission de productivité, prix et revenus], récemment victime d’un commando de notre organisation, Tupamaros. Il y a eu des pénuries et des manifestations. Les manifestations furent reçues par des mesures de sécurité. Il y a eu des blessés et des morts pour imposer au peuple cette dévaluation salariale. L’Uruguay a aujourd’hui ses martyrs qui ne resteront pas impunis… ». Le communiqué continue et se termine par « En avant et luttons ! Nous vaincrons ! ».
Quelques secondes après le début du communiqué, Solé comprend. Il s’exclame « Les tupamaros ont interrompu... Ils contrôlent l’antenne ». Il continue « Bon, que la police y aille. L’armée. Qu’ils préviennent la police ». La police est déjà en chemin alors que commence la deuxième mi-temps. Mais les Tupamaros sont déjà partis en laissant le magnétophone (le message y est lu six fois) et en « piégeant » le lieu avec des pétards. Ils menacent le gardien de représailles s’il touche au magnétophone avant que la police n’arrive. Dix minutes après leur départ, la police est sur les lieux mais lors de la prise d’assaut, un pétard explose. De peur, les policiers reculent. Ils mettront presque une heure avant de pouvoir entrer dans le lieu après avoir coupé le courant pour que, au moins, le message s’arrête. À la soixante-sixième minute, Eduardo Flores a ouvert le score pour Estudiantes sur un coup-franc face à la tribune Colombes. Seul but du match. Les auditeurs ne l’ont pas entendu.
Selon Garrido dans sa biographie de Carlos Solé, le commentateur n’est pas mécontent d’être celui qui a été coupé, montrant l’importance de sa diffusion en Uruguay. Trois jours plus tard, il reçoit un message anonyme à l’époque, mais dont on a appris depuis qu’il avait été écrit par Raúl Sendic, leader du mouvement. Cette lettre d’excuse des Tupamaros lui indique, en plus du message de courtoisie, qu’il n’a été choisi que pour son audience. Sendic est arrêté une première fois le 7 août 1970, puis une deuxième fois en 1972 après s’être échappé de la prison de Punta Carretas. Alors que le MLN est déjà grandement affaibli par une politique de persécution violente, l’armée prend le pouvoir en 1973 et s’adonne à des actes indicibles de torture et d’assassinats envers les membres du mouvement. Sendic est maintenu prisonnier pendant douze ans, très régulièrement torturé. La démocratie ne reviendra que dix ans plus tard, laissant le pays traumatisé à jamais par cette période noire.
Estudiantes remporte la Libertadores 1969 une semaine plus tard (2-0) et obtient le titre continental puis perd en finale mondiale après une défaite violente contre Milan. Estudiantes l’emporte à nouveau en 1970, cette fois contre Peñarol. Nacional doit attendre 1971 et une finale revanche contre Estudiantes. Avec cette fois un troisième match à Lima que Nacional remporte (2-0). Carlos Solé vit lui la fin de sa carrière et l’Histoire lui joue à nouveau un mauvais tour. Son fils rejoint la clandestinité puis la prison. Sa fille rejoint également le Parti communiste et doit vivre dans la clandestinité. Carlos Solé vit mal la fatigue et la séparation d’avec ses enfants et décède d’une crise cardiaque le 9 mai 1975. Il n’en reste pas moins qu’il avait été choisi en 1969 car il était le plus écouté, la star d’une époque durant laquelle couper une radio était un geste politique.